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– Quand vous serez parti, Joseph, la maison ne sera plus tenable pour moi… J’étais si bien habituée à vous maintenant… à nos causeries…

– Ah dame!…

– Moi aussi, je partirai.

Joseph ne dit rien… Il va, vient, dans la sellerie… le front soucieux… l’esprit préoccupé… les mains tournant un peu nerveusement, dans la poche de son tablier bleu, un sécateur… L’expression de sa figure est mauvaise… Je répète, en le regardant aller et venir…

– Oui, je partirai… Je retournerai à Paris…

Il n’a pas un mot de protestation… pas un cri… pas un regard suppliant vers moi… Il remet un morceau de bois dans le poêle qui s’éteint… puis, il recommence de marcher silencieusement dans la petite pièce… Pourquoi est-il ainsi?… Il accepte donc cette séparation?… Il la veut donc?… Cette confiance en moi, cet amour pour moi qu’il avait, il les a donc perdus?… Ou, simplement, redoute-t-il mes imprudences, mes éternelles questions?… Je lui demande, un peu tremblante:

– Est-ce que cela ne vous fera pas de la peine, à vous aussi, Joseph… de ne plus nous voir?…

Sans s’arrêter de marcher, sans me regarder même de ce regard oblique et de coin qu’il a souvent:

– Bien sûr… dit-il… Qu’est-ce que vous voulez?… On ne peut pas obliger les gens à faire ce qu’ils refusent de faire… Ça plaît, ou ça ne plaît pas…

– Qu’est-ce que j’ai refusé de faire, Joseph?…

– Et puis, vous avez toujours de mauvaises idées sur moi… continue-t-il, sans répondre à ma question.

– Moi?… Pourquoi me dites-vous cela?…

– Parce que…

– Non, non, Joseph… c’est vous qui ne m’aimez plus… c’est vous qui avez autre chose dans la tête, maintenant… Je n’ai rien refusé, moi… j’ai réfléchi, voilà tout… C’est assez naturel, voyons… On ne s’engage pas pour la vie, sans réfléchir… Vous devriez me savoir gré, au contraire, de mes hésitations… Elles prouvent que je ne suis pas une évaporée… que je suis une femme sérieuse…

– Vous êtes une bonne femme, Célestine… une femme d’ordre…

– Eh bien, alors?…

Joseph s’arrête enfin de marcher et, fixant sur moi des yeux profonds… et encore méfiants… et pourtant plus tendres:

– Ça n’est pas ça, Célestine… dit-il lentement… ne s’agit pas de ça… Je ne vous empêche pas de réfléchir, moi… Parbleu!… réfléchissez… Nous avons le temps… et j’en recauserons, à mon retour… Mais ce que je n’aime pas, voyez-vous… c’est qu’on soit trop curieuse… Il y a des choses qui ne regardent pas les femmes… il y a des choses…

Et il achève sa phrase dans un hochement de tête…

Après un moment de silence:

– Je n’ai pas autre chose dans la tête, Célestine… Je rêve de vous… j’ai les sangs tournés de vous… Aussi vrai que le bon Dieu existe, ce que j’ai dit une fois… je le dis toujours… J’en recauserons… Mais ne faut pas être curieuse… Vous, vous faites ce que vous faites… moi, je fais ce que je fais… Comme ça, il n’y a pas d’erreur, ni de surprise…

S’approchant de moi, il me saisit les mains:

– J’ai la tête dure, Célestine… ça, oui!… Mais ce qui est dedans, y est bien… On ne peut plus l’en retirer, après… Je rêve de vous, Célestine… de vous… dans le petit café…

Les manches de sa chemise sont retroussées, en bourrelets, jusqu’à la saignée: les muscles de ses bras, énormes, souples, huilés comme des bielles, faits pour toutes les étreintes, fonctionnent puissamment, allègrement, sous la peau blanche… Sur les avant-bras et de chaque côté des biceps, je vois des tatouages, cœurs enflammés, poignards croisés, au dessus d’un pot de fleurs… Une odeur forte de mâle, presque de fauve, monte de sa poitrine large et bombée comme une cuirasse… Alors, grisée par cette force et par cette odeur, je m’accote au chevalet où tout à l’heure, quand je suis venue, il frottait les cuivres des harnais… Ni M. Xavier, ni M. Jean, ni tous les autres, qui étaient, pourtant, jolis et parfumés, ne m’ont produit jamais une impression aussi violente que celle qui me vient de ce presque vieillard, à crâne étroit, à face de bête cruelle… Et, l’étreignant à mon tour, tâchant de faire fléchir, sous ma main, ses muscles durs et bandés comme de l’acier:

– Joseph… lui dis-je d’une voix défaillante… il faut se mettre ensemble, tout de suite… mon petit Joseph… Moi aussi, je rêve de vous… moi aussi, j’ai les sangs tournés de vous…

Mais Joseph, grave, paternel, répond:

– Ça ne se peut pas, maintenant, Célestine…

– Ah! tout de suite, Joseph, mon cher petit Joseph!…

Il se dégage de mon étreinte avec des mouvements doux.

– Si c’était seulement pour s’amuser, Célestine… bien sûr… Oui mais… c’est sérieux… c’est pour toujours… Il faut être sage… On ne peut pas faire ça… avant que le prêtre y passe…

Et nous restons, l’un devant l’autre, lui, les yeux brillants, la respiration courte… moi, les bras rompus, la tête bourdonnante… le feu au corps…

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