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XVI

24 novembre.

Aucune lettre de Joseph. Sachant combien il est prudent, je ne suis pas trop étonnée de son silence, mais j’en souffre un peu. Certes, Joseph n’ignore point qu’avant de nous être distribuées les lettres passent par Madame, et, sans doute, il ne veut pas s’exposer et m’exposer à ce qu’elles soient lues ou seulement que le fait qu’il m’écrive soit méchamment commenté par Madame. Pourtant, lui qui a tant de ressources dans l’esprit, j’aurais cru qu’il eût trouvé le moyen de me donner de ses nouvelles… Il doit rentrer demain matin. Rentrera-t-il?… Je ne suis pas sans inquiétudes… et mon cerveau marche, marche… Pourquoi aussi n’a-t-il pas voulu que je connusse son adresse à Cherbourg?… Mais je ne veux pas penser à tout cela qui me brise la tête et me donne la fièvre.

Ici, rien, sinon moins d’événements toujours et plus de silence encore. C’est le sacristain qui, par amitié, remplace Joseph. Chaque jour, ponctuellement, il vient faire le pansage des chevaux et surveiller les châssis. Impossible de lui tirer une seule parole. Il est plus muet, plus méfiant, plus louche d’allures que Joseph. Il est plus vulgaire aussi, et il n’a pas sa grandeur et sa force… Je le vois très peu et seulement quand j’ai un ordre à lui transmettre… Un drôle de type aussi, celui-là!… L’épicière m’a raconté qu’il avait, étant jeune, étudié pour être prêtre et qu’on l’avait chassé du séminaire à cause de son indélicatesse et de son immoralité. – Ne serait-ce pas lui qui a violé la petite Claire dans le bois?… Depuis, il a essayé un peu de tous les métiers. Tantôt pâtissier, tantôt chantre au lutrin, tantôt mercier ambulant, clerc de notaire, domestique, tambour de ville, adjudicataire du marché, employé chez l’huissier, il est depuis quatre ans sacristain. Sacristain, c’est être encore un peu curé. Il a, du reste, toutes les manières visqueuses et rampantes des cloportes ecclésiastiques… Bien sûr qu’il ne doit pas reculer devant les plus sales besognes… Joseph a le tort d’en faire son ami… Mais est-il son ami?… N’est-il pas plutôt son complice?

Madame a la migraine… Il paraît que cela lui arrive régulièrement tous les trois mois. Durant deux jours, elle reste enfermée, rideaux tirés, sans lumière, dans sa chambre où seule Marianne a le droit de pénétrer… Elle ne veut pas de moi… La maladie de Madame, c’est du bon temps pour Monsieur… Monsieur en profite… Il ne quitte plus la cuisine… Tantôt, je l’ai surpris qui en sortait, la face très rouge, la culotte encore toute déboutonnée. Ah! je voudrais bien les voir, Marianne et lui… Cela doit vous dégoûter de l’amour pour jamais…

Le capitaine Mauger qui ne me parle plus et me lance, derrière la haie, des regards furieux, s’est remis avec sa famille, du moins avec l’une de ses nièces, qui est venue s’installer chez lui… Elle n’est pas mal: une grande blonde, avec un nez trop long, mais fraîche et bien faite… Au dire des gens, c’est elle qui tiendra la maison et qui remplacera Rose dans le lit du capitaine. De cette façon, les saletés ne sortiront plus de la famille.

Quant à Mme Gouin, la mort de Rose aurait pu être un coup pour ses matinées du dimanche. Elle a compris qu’elle ne pouvait pas rester sans un grand premier rôle. Maintenant, c’est cette peste de mercière qui mène le branle des potins et qui se charge d’entretenir les filles du Mesnil-Roy dans l’admiration et dans la propagande des talents clandestins de cette infâme épicière. Hier dimanche, je suis allée chez elle. C’était fort brillant… toutes étaient là. On y a très peu parlé de Rose, et quand j’ai raconté l’histoire des testaments, ç’a été un éclat de rire général. Ah! le capitaine avait raison quand il me disait: «Tout se remplace.»… Mais la mercière n’a pas l’autorité de Rose, car c’est une femme sur qui, au point de vue des mœurs, il n’y a malheureusement rien à dire.

Avec quelle hâte j’attends Joseph!… Avec quelle impatience nerveuse j’attends le moment de savoir ce que je dois espérer ou craindre de la destinée!… Je ne puis plus vivre ainsi. Jamais je n’ai été autant écœurée de cette existence médiocre que je mène, de ces gens que je sers, de tout ce milieu de mornes fantoches où, de jour en jour, je m’abêtis davantage. Si je n’avais, pour me soutenir, l’étrange sentiment qui donne à ma vie actuelle un intérêt nouveau et puissant, je crois que je ne tarderais pas à sombrer, moi aussi, dans cet abîme de sottises et de vilenies que je vois s’élargir de plus en plus autour de moi… Ah! que Joseph réussisse ou non, qu’il change ou ne change pas d’idée sur moi, ma résolution est prise; je ne veux plus rester ici… Encore quelques heures, encore toute une nuit d’anxiété… et je serai enfin fixée sur mon avenir.

Cette nuit, je vais la passer à remuer encore d’anciens souvenirs, pour la dernière fois peut-être. C’est le seul moyen que j’aie de ne pas trop penser aux inquiétudes du présent, de ne pas trop me casser la tête aux chimères de demain. Au fond, ces souvenirs m’amusent, et ils renforcent mon mépris. Quelles singulières et monotones figures, tout de même, j’ai rencontrées sur ma route de servage!… Quand je les revois, par la pensée, elles ne me font pas l’effet d’être réellement vivantes. Elles ne vivent, du moins, elles ne donnent l’illusion de vivre, que par leurs vices… Enlevez-leur ces vices qui les soutiennent comme les bandelettes soutiennent les momies… et ce ne sont même plus des fantômes, ce n’est plus que de la poussière, de la cendre… de la mort…

Ah! par exemple, c’était une fameuse maison celle où, quelques jours après avoir refusé d’aller chez le vieux monsieur de province, je fus adressée, avec toutes sortes de références admirables, par Mme Paulhat-Durand. Des maîtres tout jeunes, sans bêtes ni enfants, un intérieur mal tenu, sous le chic apparent des meubles et la lourde somptuosité des décors… Du luxe et plus encore de coulage… Un simple coup d’œil en entrant et j’avais vu tout cela… j’avais vu, parfaitement vu, à qui j’avais affaire. C’était le rêve, quoi! J’allais donc oublier là toutes mes misères, et M. Xavier que j’avais souvent encore dans la peau, la petite canaille… et les bonnes sœurs de Neuilly… et les stations crevantes dans l’antichambre du bureau de placement, et les longs jours d’angoisse et les longues nuits de solitude ou de crapule…

J’allais donc m’arranger une existence douce, de travail facile et de profits certains. Tout heureuse de ce changement, je me promis de corriger les fantaisies trop vives de mon caractère, de réprimer les élans fougueux de ma franchise, afin de rester longtemps, longtemps, dans cette place. En un clin d’œil, mes idées noires disparurent et ma haine des bourgeois, comme par enchantement, s’envola. Je redevins d’une gaieté folle et trépidante, et, reprise d’un violent amour de la vie, je trouvai que les maîtres ont du bon, quelquefois… Le personnel n’était pas nombreux, mais de choix: une cuisinière, un valet de chambre, un vieux maître d’hôtel et moi… Il n’y avait pas de cocher, les maîtres ayant, depuis peu, supprimé l’écurie et se servant de voitures de grande remise… Nous fûmes amis tout de suite. Le soir même, ils arrosèrent ma bienvenue d’une bouteille de vin de Champagne.

– Mazette!… fis-je en battant des mains… on se met bien, ici.

Le valet de chambre sourit, agita en l’air musicalement un trousseau de clés. Il avait les clés de la cave; il avait les clés de tout. C’était l’homme de confiance de la maison…

– Vous me les prêterez, dites? demandai-je, en manière de rigolade.

Il répondit, en me décochant un regard tendre:

– Oui, si vous êtes chouette avec Bibi… Il faudra être chouette avec Bibi…

Ah! c’était un chic homme et qui savait parler aux femmes… Il s’appelait William… Quel joli nom!…

Durant le repas qui se prolongea, le vieux maître d’hôtel ne dit pas un mot, but beaucoup, mangea beaucoup. On ne faisait pas attention à lui, et il semblait un peu gâteux. Quant à William, il se montra charmant, galant, empressé, me fit sous la table des agaceries délicates, m’offrit, au café, des cigarettes russes dont il avait ses poches pleines… Puis m’attirant vers lui – j’étais un peu étourdie par le tabac, un peu grise aussi et toute défrisée – il m’assit sur ses genoux, et me souffla dans l’oreille des choses d’un raide… Ah! ce qu’il était effronté!

Eugénie, la cuisinière, ne paraissait pas scandalisée de ces propos et de ces jeux. Inquiète, rêveuse, elle tendait sans cesse le cou vers la porte, dressait l’oreille au moindre bruit comme si elle eût attendu quelqu’un et, l’œil tout vague, elle lampait, coup sur coup, de pleins verres de vin… C’était une femme d’environ quarante-cinq ans, avec une forte poitrine, une bouche large aux lèvres charnues, sensuelles, des yeux langoureux et passionnés, un air de grande bonté triste. Enfin, du dehors, on frappa quelques coups discrets à la porte de service. Le visage d’Eugénie s’illumina; elle se leva d’un bond, alla ouvrir… Je voulus reprendre une position plus convenable, n’étant pas au fait des habitudes de l’office, mais William m’enlaça plus fort, et me retint contre lui, d’une solide étreinte…

– Ce n’est rien, fit-il, calmement… c’est le petit.

Pendant ce temps, un jeune homme entrait, presque un enfant. Très mince, très blond, très blanc de peau, sans une ombre de barbe – dix-huit ans à peine -, il était joli comme un amour. Il portait un veston tout neuf, élégant, qui dessinait son buste svelte et gracile, une cravate rose… C’était le fils des concierges de la maison voisine. Il venait, paraît-il, tous les soirs… Eugénie l’adorait, en était folle. Chaque jour, elle mettait de côté, dans un grand panier, des soupières pleines de bouillon, de belles tranches de viande, des bouteilles de vin, de gros fruits et des gâteaux que le petit emportait à ses parents.

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