Литмир - Электронная Библиотека
A
A

Ils ont tous cette bizarre manie de ne jamais vous appeler par votre nom véritable… Je ne m’étonnai pas trop, moi à qui l’on a donné déjà tous les noms de toutes les saintes du calendrier… Il insista:

– Ainsi, cela ne vous déplaît pas que je vous appelle Marie?… C’est bien entendu?…

– Mais oui, Monsieur…

– Jolie fille… bon caractère… Bien, bien!

Il m’avait dit tout cela d’un air enjoué, extrêmement respectueux, et sans me dévisager, sans fouiller d’un regard déshabilleur mon corsage, mes jupes, comme font, en général, les hommes. À peine s’il m’avait regardée. Depuis le moment où il était entré dans le salon, ses yeux restaient obstinément fixés sur mes bottines.

– Vous en avez d’autres?… me demanda-t-il, après un court silence, pendant lequel il me sembla que son regard était devenu étrangement brillant.

– D’autres noms, Monsieur?

– Non, mon enfant, d’autres bottines…

Et il passa, sur ses lèvres, à petits coups, une langue effilée, à la manière des chattes.

Je ne répondis pas tout de suite. Ce mot de bottines, qui me rappelait l’expression de gouaille polissonne du cocher, m’avait interdite. Cela avait donc un sens?… Sur une interrogation plus pressante, je finis par répondre, mais d’une voix un peu rauque et troublée, comme s’il se fût agi de confesser un péché galant:

– Oui, Monsieur, j’en ai d’autres…

– Des vernies?

– Oui, Monsieur.

– De très… très vernies?

– Mais oui, Monsieur.

– Bien… bien… Et en cuir jaune?

– Je n’en ai pas, Monsieur…

– Il faudra en avoir… je vous en donnerai.

– Merci, Monsieur!

– Bien… bien… Tais-toi!

J’avais peur, car il venait de passer dans ses yeux des lueurs troubles… des nuées rouges de spasme… Et des gouttes de sueur roulaient sur son front… Croyant qu’il allait défaillir, je fus sur le point de crier, d’appeler au secours… mais la crise se calma, et, au bout de quelques minutes, il reprit d’une voix apaisée, tandis qu’un peu de salive moussait encore au coin de ses lèvres:

– Ça n’est rien… c’est fini… Comprenez-moi, mon enfant… Je suis un peu maniaque… À mon âge, cela est permis, n’est-ce pas?… Ainsi, tenez, par exemple je ne trouve pas convenable qu’une femme cire ses bottines, à plus forte raison les miennes… Je respecte beaucoup les femmes, Marie, et ne peux souffrir cela… C’est moi qui les cirerai vos bottines, vos petites bottines, vos chères petites bottines… C’est moi qui les entretiendrai… Écoutez bien… Chaque soir, avant de vous coucher, vous porterez vos bottines dans ma chambre… vous les placerez près du lit, sur une petite table, et, tous les matins, en venant ouvrir mes fenêtres… vous les reprendrez.

Et, comme je manifestais un prodigieux étonnement, il ajouta:

– Voyons!… Ça n’est pas énorme, ce que je vous demande là… c’est une chose très naturelle, après tout… Et si vous êtes bien gentille…

Vivement, il tira de sa poche deux louis qu’il me remit.

– Si vous êtes bien gentille, bien obéissante, je vous donnerai souvent des petits cadeaux. La gouvernante vous paiera, tous les mois, vos gages… Mais, moi, Marie, entre nous, souvent, je vous donnerai des petits cadeaux. Et qu’est-ce que je vous demande?… Voyons, ça n’est pas extraordinaire, là… Est-ce donc si extraordinaire, mon Dieu?

Monsieur s’emballait encore. À mesure qu’il parlait, ses paupières battaient, battaient comme des feuilles sous l’orage.

– Pourquoi ne dis-tu rien, Marie?… Dis quelque chose… Pourquoi ne marches-tu pas?… Marche un peu que je les voie remuer… que je les voie vivre… tes petites bottines…

Il s’agenouilla, baisa mes bottines, les pétrit de ses doigts fébriles et caresseurs, les délaça… Et, en les baisant, les pétrissant, les caressant, il disait d’une voix suppliante, d’une voix d’enfant qui pleure:

– Oh! Marie… Marie… tes petites bottines… donne-les moi, tout de suite… tout de suite… tout de suite… Je les veux tout de suite… donne-les moi…

J’étais sans force… La stupéfaction me paralysait… Je ne savais plus si je vivais réellement ou si je rêvais… Des yeux de Monsieur, je ne voyais que deux petits globes blancs, striés de rouge. Et sa bouche était tout entière barbouillée d’une sorte de bave savonneuse…

Enfin, il emporta mes bottines et, durant deux heures, il s’enferma avec elles dans sa chambre…

– Vous plaisez beaucoup à Monsieur, me dit la gouvernante en me montrant la maison… Tâchez que cela continue… La place est bonne…

Quatre jours après, le matin, à l’heure habituelle, en allant ouvrir les fenêtres, je faillis m’évanouir d’horreur, dans la chambre… Monsieur était mort!… Étendu sur le dos, au milieu du lit, le corps presque entièrement nu, on sentait déjà en lui et sur lui la rigidité du cadavre. Il ne s’était point débattu. Sur les couvertures, nul désordre; sur le drap, pas la moindre trace de lutte, de soubresaut, d’agonie, de mains crispées qui cherchent à étrangler la Mort… Et j’aurais cru qu’il dormait, si son visage n’eût été violet, violet affreusement, de ce violet sinistre qu’ont les aubergines. Spectacle terrifiant, qui, plus encore que ce visage, me secoua d’épouvante… Monsieur tenait, serrée dans ses dents, une de mes bottines, si durement serrée dans ses dents, qu’après d’inutiles et horribles efforts je fus obligée d’en couper le cuir, avec un rasoir, pour la leur arracher…

Je ne suis pas une sainte… j’ai connu bien des hommes et je sais, par expérience, toutes les folies, toutes les saletés dont ils sont capables… Mais un homme comme Monsieur?… Ah! vrai!… Est-ce rigolo, tout de même, qu’il existe des types comme ça?… Et où vont-ils chercher toutes leurs imaginations, quand c’est si simple, quand c’est si bon de s’aimer gentiment… comme tout le monde…

Je crois bien qu’ici il ne m’arrivera rien de pareil… C’est, évidemment, un autre genre ici. Mais est-il meilleur?… Est-il pire?… Je n’en sais rien…

Il y a une chose qui me tourmente. J’aurais dû, peut-être, en finir une bonne fois avec toutes ces sales places et sauter le pas, carrément, de la domesticité dans la galanterie, ainsi que tant d’autres que j’ai connues et qui – soit dit sans orgueil – étaient «moins avantageuses» que moi. Si je ne suis pas ce qu’on appelle jolie, je suis mieux; sans fatuité, je puis dire que j’ai du montant, un chic que bien des femmes du monde et bien des cocottes m’ont souvent envié. Un peu grande, peut-être, mais souple, mince et bien faite… de très beaux cheveux blonds, de très beaux yeux bleu foncé, excitants et polissons, une bouche audacieuse… enfin une manière d’être originale et un tour d’esprit, très vif et langoureux, à la fois, qui plaît aux hommes. J’aurais pu réussir. Mais, outre que j’ai manqué par ma faute des occasions «épatantes» et qui ne se retrouveront probablement plus, j’ai eu peur… J’ai eu peur, car on ne sait pas où cela vous mène… J’ai frôlé tant de misères dans cet ordre-là… j’ai reçu tant de navrantes confidences!… Et ces tragiques calvaires du Dépôt à l’Hôpital auxquels on n’échappe pas toujours!… Et pour fond de tableau, l’enfer de Saint-Lazare!… Ça donne à réfléchir et à frissonner… Qui me dit aussi que j’aurais eu, comme femme, le même succès que comme femme de chambre? Le charme, si particulier, que nous exerçons sur les hommes, ne tient pas seulement à nous, si jolies que nous puissions être… Il tient beaucoup, je m’en rends compte, au milieu où nous vivons… au luxe, au vice ambiant, à nos maîtresses elles-mêmes et au désir qu’elles excitent… En nous aimant, c’est un peu d’elles et beaucoup de leur mystère que les hommes aiment en nous…

Mais il y a autre chose. En dépit de mon existence dévergondée, j’ai, par bonheur, gardé en moi, au fond de moi, un sentiment religieux très sincère, qui me préserve des chutes définitives et me retient au bord des pires abîmes… Ah! si l’on n’avait pas la religion, la prière dans les églises, les soirs de morne purée et de détresse morale, si l’on n’avait pas la Sainte-Vierge et saint Antoine de Padoue, et tout le bataclan, on serait bien plus malheureux, ça c’est sûr… Et ce qu’on deviendrait, et jusqu’où l’on irait, le diable seul le sait!…

Enfin – et ceci est plus grave – je n’ai pas la moindre défense contre les hommes… Je serais la constante victime de mon désintéressement et de leur plaisir… Je suis trop amoureuse, oui, j’aime trop l’amour, pour tirer un profit quelconque de l’amour… C’est plus fort que moi, je ne puis pas demander d’argent à qui me donne du bonheur et m’entr’ouvre les rayonnantes portes de l’Extase… Quand ils me parlent, ces monstres-là… et que je sens sur ma nuque le piquant de leur barbe et la chaleur de leur haleine… va te promener!… je ne suis plus qu’une chiffe… et c’est eux, au contraire, qui ont de moi tout ce qu’ils veulent…

Donc, me voilà au Prieuré, en attendant quoi?… Ma foi, je n’en sais rien. Le plus sage serait de n’y point songer et de laisser aller les choses au petit bonheur… C’est peut-être ainsi qu’elles vont le mieux… Pourvu que, demain, sur un mot de Madame, et poursuivie jusqu’ici par cette impitoyable malchance qui ne me quitte jamais, je ne sois pas forcée, une fois de plus, de lâcher la baraque!… Cela m’ennuierait… Depuis quelque temps, j’ai des douleurs aux reins et au ventre, une lassitude dans tout le corps… mon estomac se délabre, ma mémoire s’affaiblit… je deviens, de plus en plus, irritable et nerveuse. Tout à l’heure, me regardant dans la glace, je me suis trouvé le visage vraiment fatigué, et le teint – ce teint ambré dont j’étais si fière – presque couleur de cendre… Est-ce que je vieillirais déjà?… Je ne veux pas vieillir encore. À Paris, il est difficile de se soigner. On n’a le temps de rien. La vie y est trop fiévreuse, trop tumultueuse… on y est, sans cesse, en contact avec trop de gens, trop de choses, trop de plaisirs, trop d’imprévu… Il faut aller quand même… Ici, c’est calme… Et quel silence!… L’air qu’on respire doit être sain et bon… Ah! si, au risque de m’embêter, je pouvais me reposer un peu…

3
{"b":"93276","o":1}