12 novembre.
J’ai dit que je parlerais de M. Xavier. Le souvenir de ce gamin me poursuit, me trotte par la tête, souvent. Parmi tant de figures, la sienne est une de celles qui me reviennent le plus à l’esprit. J’en ai parfois des regrets et parfois des colères. Il était tout de même joliment drôle et joliment vicieux, M. Xavier, avec sa figure chiffonnée, effrontée et toute blonde… Ah! la petite canaille! Vrai! on peut dire de lui qu’il était de son époque…
Un jour, je fus engagée chez Mme de Tarves, rue de Varennes. Une chouette maison, un train élégant… et de beaux gages… Cent francs par mois, blanchie, et le vin, et tout… Le matin que j’arrivai, bien contente, dans ma place, Madame me fit entrer dans son cabinet de toilette… Un cabinet de toilette épatant, tendu de soie crème, et Madame une grande femme, extrêmement maquillée, trop blanche de peau, trop rouge de lèvres, trop blonde de cheveux, mais jolie encore, froufroutante… et une prestance, et un chic!… Pour ça, il n’y avait rien à dire…
Je possédais déjà un œil très sûr. Rien que de traverser rapidement un intérieur parisien, je savais en juger les habitudes, les mœurs, et, bien que les meubles mentent autant que les visages, il était rare que je me trompasse… Malgré l’apparence somptueuse et décente de celui-là, je sentis, tout de suite, la désorganisation d’existence, les liens rompus, l’intrigue, la hâte, la fièvre de vivre, la saleté intime et cachée… pas assez cachée, toutefois, pour que je n’en découvrisse point l’odeur… toujours la même!… Il y a aussi, dans les premiers regards échangés entre les domestiques nouveaux et les anciens, une espèce de signe maçonnique – spontané et involontaire le plus souvent – qui vous met aussitôt au courant de l’esprit général d’une maison. Comme dans toutes les autres professions, les domestiques sont très jaloux les uns des autres, et ils se défendent férocement contre les intrusions nouvelles… Moi aussi, qui suis pourtant si facile à vivre, j’ai subi ces jalousies et ces haines, surtout de la part des femmes que ma gentillesse enrageait… Mais pour la raison contraire, les hommes – il faut que je leur rende cette justice – m’ont toujours bien accueillie…
Dans le regard du valet de chambre qui m’avait ouvert la porte chez Mme de Tarves, j’avais lu nettement ceci: «C’est une drôle de boîte… des hauts et des bas… on n’y a guère de sécurité… mais on y rigole tout de même… Tu peux entrer, ma petite.» En pénétrant dans le cabinet de toilette, j’étais donc préparée – dans la mesure de ces impressions vagues et sommaires – à quelque chose de particulier… Mais, je dois en convenir, rien ne m’indiquait ce qui m’attendait réellement, là-dedans.
Madame écrivait des lettres, assise devant un bijou de petit bureau… Une grande peau d’astrakan blanc servait de tapis à la pièce. Sur les murs de soie crème, je fus frappée de voir des gravures du XVIIIe siècle, plus que libertines, presque obscènes, non loin d’émaux très anciens figurant des scènes religieuses… Dans une vitrine, une quantité de bijoux anciens, d’ivoires, de tabatières à miniatures, de petits saxes galants, d’une fragilité délicieuse. Sur une table, des objets de toilette, très riches, or et argent… Un petit chien, havane clair, boule de poils soyeux et luisants, dormait sur la chaise longue, entre deux coussins de soie mauve.
Madame me dit:
– Célestine, n’est-ce pas?… Ah! je n’aime pas du tout ce nom… Je vous appellerai Mary, en anglais… Mary, vous vous souviendrez?… Mary… oui… C’est plus convenable…
C’est dans l’ordre… Nous autres, nous n’avons même pas le droit d’avoir un nom à nous… parce qu’il y a, dans toutes les maisons, des filles, des cousines, des chiennes, des perruches qui portent le même nom que nous.
– Bien, Madame… répondis-je.
– Savez-vous l’anglais, Mary?
– Non, Madame… Je l’ai déjà dit à Madame.
– Ah! c’est vrai… Je le regrette… Tournez-vous un peu, Mary, que je vous voie…
Elle m’examina dans tous les sens, de face, de dos, de profil, murmurant de temps en temps:
– Allons… elle n’est pas mal… elle est assez bien…
Et brusquement:
– Dites-moi, Mary… êtes-vous bien faite… très bien faite?
Cette question me surprit et me troubla. Je ne saisissais pas le lien qu’il y avait entre mon service dans la maison et la forme de mon corps. Mais, sans attendre ma réponse, Madame dit, se parlant à elle-même et promenant de la tête aux pieds, sur toute ma personne, son face-à-main.
– Oui, elle a l’air assez bien faite…
Ensuite, s’adressant directement à moi, avec un sourire satisfait:
– Voyez-vous, Mary, m’expliqua-t-elle, je n’aime avoir auprès de moi que des femmes bien faites… C’est plus convenable…
Je n’étais pas au bout de mes étonnements. Continuant de m’examiner minutieusement, elle s’écria tout à coup:
– Ah! vos cheveux!… Je désire que vous vous coiffiez autrement… Vous n’êtes pas coiffée avec élégance… Vous avez de beaux cheveux… il faut les faire valoir… C’est très important, la chevelure… Tenez, comme ça… dans ce goût-là…
Elle m’ébouriffa un peu les cheveux sur le front, répétant:
– Dans ce goût-là… Elle est charmante… Regardez, Mary… vous êtes charmante… C’est plus convenable…
Et, pendant qu’elle me tapotait les cheveux, je me demandais si Madame n’était point un peu loufoque, ou si elle n’avait point des passions contre nature… Vrai! Il ne m’eût plus manqué que cela.
Quand elle eut fini, contente de mes cheveux, elle m’interrogea:
– Est-ce là votre plus belle robe?…
– Oui, Madame…
– Elle n’est pas bien, votre plus belle robe… Je vous en donnerai des miennes que vous arrangerez… Et vos dessous?
Elle souleva ma jupe et la retroussa légèrement:
– Oui, je vois… fit-elle… Ce n’est pas ça du tout… Et votre linge… est-il convenable?
Agacée par cette inspection violatrice, je répondis d’une voix sèche:
– Je ne sais pas ce que Madame veut dire par convenable…
– Montrez-moi votre linge… allez me chercher votre linge… Et marchez un peu… encore… revenez… retournez… Elle marche bien… elle a du chic…
Dès qu’elle vit mon linge, elle fit une grimace:
– Oh! cette toile… ces bas… ces chemises… quelle horreur!… Et ce corset!… Je ne veux pas voir ça chez moi… Je ne veux pas que vous portiez ça chez moi… Tenez, Mary… aidez-moi…
Elle ouvrit une armoire de laque rose, tira un grand tiroir qui était plein de chiffons odorants, et dont elle vida le contenu, pêle-mêle, sur le tapis.
– Prenez ça, Mary… prenez tout ça… Vous verrez, il y a des points à refaire, des arrangements, de petits raccommodages… Vous les ferez… Prenez tout ça… il y a un peu de tout… il y a de quoi vous monter une jolie garde-robe, un trousseau convenable… Prenez tout ça…
Il y avait de tout, en effet… des corsets de soie, des bas de soie, des chemises de soie et de fine batiste, des amours de pantalons, de délicieuses gorgerettes… des jupons fanfreluchés… Une odeur forte, une odeur de peau d’Espagne, de frangipane, de femme soignée, une odeur d’amour enfin se levait de ces chiffons amoncelés dont les couleurs tendres, effacées ou violentes chatoyaient sur le tapis comme une corbeille de fleurs dans un jardin. Je n’en revenais pas… je demeurais toute bête, contente et gênée à la fois, devant ces tas d’étoffes roses, mauves, jaunes, rouges où restaient encore des bouts de ruban aux tons plus vifs, des morceaux de dentelles délicates… Et Madame remuait ces défroques toujours jolies, ces dessous à peine passés, me les montrait, me les choisissait, en me faisant des recommandations, en m’indiquant ses préférences.
– J’aime que les femmes qui me servent soient coquettes, élégantes… qu’elles sentent bon. Vous êtes brune… voici un jupon rouge qui vous ira à merveille… D’ailleurs, tout vous ira très bien. Prenez tout…
J’étais dans un état de stupéfaction profonde… Je ne savais que faire… je ne savais que dire. Machinalement, je répétais:
– Merci, Madame… Que Madame est bonne!… Merci, Madame…
Mais Madame ne laissait pas à mes réflexions le temps de se préciser… Elle parlait, parlait, tour à tour familière, impudique, maternelle, maquerelle, et si étrange!
– C’est comme la propreté, Mary… les soins du corps… les toilettes secrètes. Oh! j’y tiens, par-dessus tout… Sur ce chapitre, je suis exigeante… exigeante… jusqu’à la manie.
Elle entra dans des détails intimes, insistant toujours sur ce mot «convenable», qui revenait sans cesse sur ses lèvres à propos de choses qui ne l’étaient guère… du moins, il me le semblait. Comme nous terminions le tri des chiffons, elle me dit:
– Une femme… n’importe quelle femme, doit être toujours bien tenue… Du reste, Mary, vous ferez comme je fais: c’est un point capital… Vous prendrez un bain, demain… je vous indiquerai…