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Joseph veille à tout dans la maison, et rien n’y cloche. Nous avons trois garçons pour servir les clients, une bonne à tout faire pour la cuisine et pour le ménage, et cela marche à la baguette… Il est vrai qu’en trois mois nous avons changé quatre fois de bonne… Ce qu’elles sont exigeantes, les bonnes, à Cherbourg, et chapardeuses, et dévergondées!… Non, c’est incroyable, et c’est dégoûtant…

Moi, je tiens la caisse, trônant au comptoir, au milieu d’une forêt de fioles enluminées. Je suis là aussi pour la parade et pour la causette… Joseph veut que je sois bien frusquée; il ne me refuse jamais rien de ce qui peut m’embellir, et il aime que le soir je montre ma peau dans un petit décolletage aguichant… Il faut allumer le client, l’entretenir dans une constante joie, dans un constant désir de ma personne… Il y a déjà deux ou trois gros quartiers-maîtres, deux ou trois mécaniciens de l’escadre, très calés, qui me font une cour assidue. Naturellement, pour me plaire, ils dépensent beaucoup. Joseph les gâte spécialement, car ce sont de terribles pochards. Nous avons pris aussi quatre pensionnaires. Ils mangent avec nous et chaque soir se paient du vin, des liqueurs de supplément, dont tout le monde profite… Ils sont fort galants avec moi et je les excite de mon mieux… Mais il ne faudrait pas, je pense, que mes façons dépassassent l’encouragement des banales œillades, des sourires équivoques et des illusoires promesses… Je n’y songe pas, d’ailleurs… Joseph me suffit, et je crois bien que je perdrais au change, même s’il s’agissait de le tromper avec l’amiral… Mazette!… c’est un rude homme… Bien peu de jeunes gens seraient capables de satisfaire une femme comme lui… C’est drôle, vraiment… quoiqu’il soit bien laid, je ne trouve personne d’aussi beau que mon Joseph… Je l’ai dans la peau, quoi!… Oh! le vieux monstre!… Ce qu’il m’a prise!… Et il les connaît, tous les trucs de l’amour, et il en invente… Quand on pense qu’il n’a pas quitté la province… qu’il a été toute sa vie un paysan, on se demande où il a pu apprendre tous ces vices-là…

Mais où Joseph triomphe, c’est dans la politique. Grâce à lui, le petit café, dont l’enseigne: À L’ARMÉE FRANÇAISE! brille sur tout le quartier, le jour, en grosses lettres d’or, le soir, en grosses lettres de feu, est maintenant le rendez-vous officiel des antisémites marquants et des plus bruyants patriotes de la ville. Ceux-ci viennent fraterniser là, dans des soulographies héroïques, avec des sous-officiers de l’armée et des gradés de la marine. Il y a déjà eu des rixes sanglantes, et, plusieurs fois, à propos de rien, les sous-officiers ont tiré leurs sabres, menaçant de crever des traîtres imaginaires… Le soir du débarquement de Dreyfus en France, j’ai cru que le petit café allait crouler sous les cris de: «Vive l’armée!» et «Mort aux juifs!» Ce soir-là, Joseph, qui est déjà populaire dans la ville, eut un succès fou. Il monta sur une table et il cria:

– Si le traître est coupable, qu’on le rembarque… S’il est innocent, qu’on le fusille…

De toutes parts, on vociféra:

– Oui, oui!… Qu’on le fusille! Vive l’armée.

Cette proposition avait porté l’enthousiasme jusqu’au paroxysme. On n’entendait dans le café, dominant les hurlements, que des cliquetis de sabre, et des poings s’abattant sur les tables de marbre. Quelqu’un, ayant voulu dire on ne sait quoi, fut hué, et Joseph, se précipitant sur lui, d’un coup de poing lui fendit les lèvres et lui cassa cinq dents… Frappé à coups de plat de sabre, déchiré, couvert de sang, à moitié mort, le malheureux fut jeté comme une ordure dans la rue, toujours aux cris de: «Vive l’armée! Mort aux Juifs!»

Il y a des moments où j’ai peur dans cette atmosphère de tuerie, parmi toutes ces faces bestiales, lourdes d’alcool et de meurtre… Mais Joseph me rassure:

– C’est rien… fait-il… Faut ça pour les affaires…

Hier, revenant du marché, Joseph, se frottant les mains, très gai, m’annonça:

– Les nouvelles sont mauvaises. On parle de la guerre avec l’Angleterre.

– Ah! mon Dieu! m’écriai-je. Si Cherbourg allait être bombardé?

– Ouah!… ouah!… ricana Joseph… Seulement, j’ai pensé à une chose… j’ai pensé à un coup… à un riche coup…

Malgré moi, je frissonnai… Il devait ruminer quelque immense canaillerie.

– Plus je te regarde… dit-il… et plus je me dis que tu n’as pas une tête de bretonne. Non, tu n’as pas une tête de bretonne… Tu aurais plutôt une tête d’alsacienne… Hein?… Ça serait un fameux coup d’œil dans le comptoir?

J’éprouvai de la déception… Je croyais que Joseph allait me proposer une chose terrible… J’étais fière déjà d’être de moitié dans une entreprise hardie… Chaque fois que je le vois songeur, mes idées s’allument tout de suite. J’imagine des tragédies, des escalades nocturnes, des pillages, des couteaux tirés, des gens qui râlent sur la bruyère des forêts… Et voilà qu’il ne s’agissait que d’une réclame, petite et vulgaire…

Les mains dans ses poches, crâne sous son béret bleu, il se dandinait drôlement…

– Tu comprends?… insista-t-il. Au moment d’une guerre… une Alsacienne bien jolie, bien frusquée, ça enflamme les cœurs, ça excite le patriotisme… Et il n’y a rien comme le patriotisme pour saouler les gens… Qu’est-ce que tu en penses?… Je te ferais mettre sur les journaux… et même, peut-être, sur des affiches…

– J’aime mieux rester en dame!… répondis-je, un peu sèchement.

Là-dessus, nous nous disputâmes. Et, pour la première fois, nous en vînmes aux mots violents.

– Tu ne faisais pas tant de manières quand tu couchais avec tout le monde… cria Joseph.

– Et toi!… quand tu… Tiens, laisse-moi, parce que j’en dirais trop long…

– Putain!

– Voleur!

Un client entra… Il ne fut plus question de rien. Et le soir, on se raccommoda dans les baisers…

Je me ferai faire un joli costume d’Alsacienne… avec du velours et de la soie… Au fond, je suis sans force contre la volonté de Joseph. Malgré ce petit accès de révolte, Joseph me tient, me possède comme un démon. Et je suis heureuse d’être à lui… Je sens que je ferai tout ce qu’il voudra que je fasse, et que j’irai toujours où il me dira d’aller… jusqu’au crime!…

Mars 1900.

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