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Depuis le soir où son baiser me fut comme un aveu du crime, où sa confiance alla vers moi avec la poussée d’un rut, Joseph nia. J’eus beau le tourner, le retourner, lui tendre des pièges, l’envelopper de paroles douces et de caresses, il ne se démentit plus… Et il entra dans la folie d’espoir de Madame. Lui aussi combina des plans, reconstitua tous les détails du vol; et il battit les chiens qui n’aboyèrent pas, et il menaça de son poing les voleurs inconnus, les chimériques voleurs comme s’il les voyait fuir à l’horizon. Je ne savais plus à quoi m’en tenir sur le compte de cet impénétrable bonhomme… Un jour, je croyais à son crime, un autre jour à son innocence. Et c’était horriblement agaçant.

Comme autrefois, nous nous retrouvions, le soir, à la sellerie:

– Eh bien, Joseph?…

– Ah! vous voilà, Célestine!

– Pourquoi ne me parlez-vous plus?… Vous avez l’air de me fuir…

– Vous fuir?… moi…? Ah! bon Dieu!…

– Oui… depuis cette fameuse matinée…

– Parlez point de ça, Célestine… Vous avez de trop mauvaises idées.

Et triste, il dodelinait de la tête.

– Voyons, Joseph… vous savez bien que c’est pour rire. Est-ce que je vous aimerais si vous aviez commis un tel crime?… Mon petit Joseph…

– Oui, oui… vous êtes une enjôleuse… C’est pas bien…

– Et quand partons-nous?… Je ne puis plus vivre ici.

– Pas tout de suite… Il faut encore attendre…

– Mais pourquoi?

– Parce que… ça se peut pas… tout de suite…

Un peu piquée, sur un ton de légère fâcherie, je disais:

– Ça n’est pas gentil!… Et vous n’êtes guère pressé de m’avoir…

– Moi? s’écriait Joseph, avec d’ardentes grimaces… Si c’est Dieu possible!… Mais, j’en bous… j’en bous!…

– Eh bien alors, partons…

Et il s’obstinait, sans jamais s’expliquer davantage…

– Non… non… ça ne se peut pas encore…

Tout naturellement, je songeais:

– C’est juste, après tout… S’il a volé l’argenterie, il ne peut pas s’en aller maintenant, ni s’établir… On aurait des soupçons peut-être. Il faut que le temps passe et que l’oubli se fasse sur cette mystérieuse affaire…

Un autre soir, je proposai:

– Écoutez, mon petit Joseph, il y aurait un moyen de partir d’ici… il faudrait avoir une discussion avec Madame et l’obliger à nous mettre à la porte tous les deux…

Mais il protesta vivement:

– Non, non… fit-il… Pas de ça, Célestine. Ah! mais non… Moi, j’aime mes maîtres… Ce sont de bons maîtres… Il faut bien quitter d’avec eux… Il faut partir d’ici comme de braves gens… des gens sérieux, quoi… Il faut que les maîtres nous regrettent et qu’ils soient embêtés… et qu’ils pleurent de nous voir partir…

Avec une gravité triste où je ne sentis aucune ironie, il affirma:

– Moi, vous savez, ça me fera du deuil de m’en aller d’ici… Depuis quinze ans que je suis ici… dame!… on s’attache à une maison… Et vous, Célestine… ça ne vous fera pas de peine?

– Ah! non… m’écriai-je, en riant.

– C’est pas bien… c’est pas bien… Il faut aimer ses maîtres… les maîtres sont les maîtres… Et, tenez, je vous recommande ça… Soyez bien gentille, bien douce, bien dévouée… travaillez bien… Ne répondez pas… Enfin, quoi, Célestine, il faut bien quitter d’avec eux… d’avec Madame, surtout…

Je suivis les conseils de Joseph et, durant les mois que nous avions à rester au Prieuré, je me promis de devenir une femme de chambre modèle, une perle, moi aussi… Toutes les intelligences, toutes les complaisances, toutes les délicatesses, je les prodiguai… Madame s’humanisait avec moi; peu à peu, elle se faisait véritablement mon amie… Je ne crois pas que mes soins seuls eussent amené ce changement dans le caractère de Madame. Madame avait été frappée dans son orgueil, et jusque dans ses raisons de vivre. Comme après une grande douleur, après la perte foudroyante d’un être uniquement chéri, elle ne luttait plus, s’abandonnait, douce et plaintive, à l’abattement de ses nerfs vaincus et de ses fiertés humiliées, et elle ne semblait plus chercher auprès de ceux qui l’entouraient que de la consolation, de la pitié, de la confiance. L’enfer du Prieuré se transformait pour tout le monde en un vrai paradis…

C’est au plein de cette paix familiale, de cette douceur domestique, que j’annonçai un matin à Madame la nécessité où j’étais de la quitter… J’inventai une histoire romanesque… je devais retourner au pays, pour y épouser un brave garçon qui m’attendait depuis longtemps. En termes attendrissants j’exprimai ma peine, mes regrets, les bontés de Madame, etc… Madame fut atterrée… Elle essaya de me retenir, par les sentiments et par l’intérêt… offrit d’augmenter mes gages, de me donner une belle chambre, au second étage de la maison. Mais, devant ma résolution, elle dut se résigner…

– Je m’habituais si bien à vous, maintenant!… soupira-t-elle… Ah! je n’ai pas de chance…

Mais ce fut bien pire quand, huit jours après, Joseph vint à son tour expliquer que, se faisant trop vieux, étant trop fatigué, il ne pouvait plus continuer son service et qu’il avait besoin de repos.

– Vous, Joseph?… s’écria Madame… vous aussi?… Ce n’est pas possible… La malédiction est donc sur le Prieuré… Tout le monde m’abandonne… tout m’abandonne…

Madame pleura. Joseph pleura. Monsieur pleura. Marianne pleura…

– Vous emportez tous nos regrets, Joseph!…

Hélas! Joseph n’emportait pas que des regrets… il emportait aussi l’argenterie!…

Une fois dehors, je fus perplexe… Je n’avais aucun scrupule à jouir de l’argent de Joseph, de l’argent volé – non ce n’était pas cela… quel est l’argent qui n’est pas volé? – mais je craignis que le sentiment que j’éprouvais ne fût qu’une curiosité fugitive. Joseph avait pris sur moi, sur mon esprit comme sur ma chair, un ascendant qui n’était peut-être pas durable… Et peut-être n’était-ce en moi qu’une perversion momentanée de mes sens?… Il y avait des moments où je me demandais aussi si ce n’était pas mon imagination – portée aux rêves exceptionnels – qui avait créé Joseph tel que je le voyais, s’il n’était point réellement qu’une simple brute, un paysan, incapable même d’une belle violence, même d’un beau crime?… Les suites de cet acte m’épouvantaient… Et puis – n’est-ce pas une chose vraiment inexplicable? – cette idée que je ne servirais plus chez les autres me causait quelque regret… Autrefois, je croyais que j’accueillerais avec une grande joie la nouvelle de ma liberté. Eh bien, non!… D’être domestique, on a ça dans le sang… Si le spectacle du luxe bourgeois allait me manquer tout à coup? J’entrevis mon petit intérieur, sévère et froid, pareil à un intérieur d’ouvrier, ma vie médiocre, privée de toutes ces jolies choses, de toutes ces jolies étoffes si douces à manier, de tous ces vices jolis dont c’était mon plaisir de les servir, de les chiffonner, de les pomponner, de m’y plonger, comme dans un bain de parfums… Mais il n’y avait plus à reculer.

Ah! qui m’eût dit, le jour gris, triste et pluvieux où j’arrivai au Prieuré, que je finirais avec ce bonhomme étrange, silencieux et bourru, qui me regardait avec tant de dédain?…

Maintenant, nous sommes dans le petit café… Joseph a rajeuni. Il n’est plus courbé, ni lourdaud. Et il marche d’une table à l’autre, et il trotte d’une salle dans l’autre, le jarret souple, l’échine élastique. Ses épaules qui m’effrayaient ont pris de la bonhomie; sa nuque, parfois si terrible, a quelque chose de paternel et de reposé. Toujours rasé de frais, la peau brune et luisante ainsi que de l’acajou, coiffé d’un béret crâne, vêtu d’une vareuse bleue, bien propre, il a l’air d’un ancien marin, d’un vieux loup de mer qui aurait vu des choses extraordinaires et traversé d’extravagants pays. Ce que j’admire en lui, c’est sa tranquillité morale… Jamais plus une inquiétude dans son regard… On voit que sa vie repose sur des bases solides. Plus violemment que jamais, il est pour la famille, pour la propriété, pour la religion, pour la marine, pour l’armée, pour la patrie… Moi, il m’épate!

En nous mariant, Joseph m’a reconnu dix mille francs… L’autre jour, le commissariat maritime lui a adjugé un lot d’épaves de quinze mille francs, qu’il a payé comptant et qu’il a revendu avec un fort bénéfice. Il fait aussi de petites affaires de banque, c’est-à-dire qu’il prête de l’argent à des pêcheurs. Et déjà, il songe à s’agrandir en acquérant la maison voisine. On y installerait peut-être un café-concert…

Cela m’intrigue qu’il ait tant d’argent. Et quelle est sa fortune?… Je n’en sais rien. Il n’aime pas que je lui parle de cela; il n’aime pas que je lui parle du temps où nous étions en place… On dirait qu’il a tout oublié et que sa vie n’a réellement commencé que du jour où il prit possession du petit café… Quand je lui adresse une question qui me tourmente, il semble ne pas comprendre ce que je dis. Et dans son regard, alors, passent des lueurs terribles, comme autrefois… Jamais je ne saurai rien de Joseph, jamais je ne connaîtrai le mystère de sa vie… Et c’est peut-être cet inconnu qui m’attache tant à lui…

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