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Madame ne tarda pas à reprendre possession d’elle-même… Sa nature combattive, agressive, se réveilla soudain en toute sa violence.

– Et que fais-tu ici? dit-elle à Monsieur sur un ton de colère et de suprême dédain… Pourquoi es-tu ici?… Es-tu assez ridicule avec ta grosse face bouffie, et ta chemise qui passe?… Crois-tu que cela va nous rendre notre argenterie? Allons… secoue-toi… démène-toi un peu… tâche de comprendre. Va chercher les gendarmes, le juge de paix… Est-ce qu’ils ne devraient pas être ici depuis longtemps?… Ah! quel homme, mon Dieu!

Monsieur se disposait à sortir, courbant le dos. Elle l’interpella:

– Et comment se fait-il que tu n’aies rien entendu?… Ainsi, on déménage la maison… on force les portes, on brise les serrures, on éventre des murs et des caisses… Et tu n’entends rien?… À quoi es-tu bon, gros lourdaud?

Monsieur osa répondre:

– Mais toi non plus, mignonne, tu n’as rien entendu…

– Moi?… Ce n’est pas la même chose… N’est-ce pas l’affaire d’un homme?… Et puis tu m’agaces… Va-t-en.

Et tandis que Monsieur remontait pour s’habiller, Madame, tournant sa fureur contre nous, nous apostropha:

– Et vous?… Qu’est-ce que vous avez à me regarder, là, comme des paquets?… Ça vous est égal à vous, n’est-ce pas, qu’on dévalise vos maîtres?… Vous non plus, vous n’avez rien entendu?… Comme par hasard… C’est charmant d’avoir des domestiques pareils… Vous ne pensez qu’à manger et dormir… Tas de brutes!

Elle s’adressa directement à Joseph:

– Pourquoi les chiens n’ont-ils pas aboyé? Dites… pourquoi?

Cette question parut embarrasser Joseph, l’éclair d’une seconde. Mais il se remit vite…

– Je ne sais pas, moi, Madame, dit-il, du ton le plus naturel… Mais, c’est vrai… les chiens n’ont pas aboyé. Ah! ça, c’est curieux, par exemple!…

– Les aviez-vous lâchés?…

– Certainement que je les avais lâchés, comme tous les soirs… Ça c’est curieux!… Ah! mais, c’est curieux!… Faut croire que les voleurs connaissaient la maison… et les chiens.

– Enfin, Joseph, vous si dévoué, si ponctuel, d’habitude… pourquoi n’avez-vous rien entendu?

– Ça, c’est vrai… j’ai rien entendu… Et voilà qui est assez louche, aussi… Car je n’ai pas le sommeil dur, moi… Quand un chat traverse le jardin, je l’entends bien… C’est point naturel, tout de même… Et ces sacrés chiens, surtout… Ah! mais, ah! mais!…

Madame interrompit Joseph:

– Tenez! Laissez-moi tranquille… Vous êtes des brutes, tous, tous! Et Marianne?… Où est Marianne?… Pourquoi n’est-elle pas ici?… Elle dort comme une souche, sans doute.

Et sortant de l’office, elle appela dans l’escalier:

– Marianne!… Marianne!

Je regardai Joseph, qui regardait les caisses. Joseph était grave. Il y avait comme du mystère dans ses yeux…

Je ne tenterai point de décrire cette journée, tous les multiples incidents, toutes les folies de cette journée. Le procureur de la République, mandé par dépêche, vint l’après-midi et commença son enquête. Joseph, Marianne et moi, nous fûmes interrogés l’un après l’autre, les deux premiers pour la forme, moi, avec une insistance hostile qui me fut extrêmement désagréable. On visita ma chambre, on fouilla ma commode et mes malles. Ma correspondance fut épluchée minutieusement… Grâce à un hasard que je bénis, le manuscrit de mon journal échappa aux investigations policières. Quelques jours avant l’événement, je l’avais expédié à Cléclé, de qui j’avais reçu une lettre affectueuse. Sans quoi, les magistrats eussent peut-être trouvé dans ces pages le moyen d’accuser Joseph, ou du moins de le soupçonner… J’en tremble encore. Il va sans dire qu’on examina aussi les allées du jardin, les plates-bandes, les murs, les brèches des haies, la petite cour donnant sur la ruelle, afin de relever des traces de pas et d’escalades… Mais la terre était sèche et dure; il fut impossible d’y découvrir la moindre empreinte, le moindre indice. La grille, les murs, les brèches des haies gardaient jalousement leur secret. De même que pour l’affaire du viol, les gens du pays affluèrent, demandant à déposer. L’un avait vu un homme blond «qui ne lui revenait pas»; l’autre, un homme brun «qui avait l’air drôle». Bref, l’enquête demeura vaine. Nulle piste, nul soupçon…

– Il faut attendre, prononça avec mystère le procureur en partant, le soir. C’est peut-être la police de Paris qui nous mettra sur la voie des coupables…

Durant cette journée fatigante, au milieu des allées et venues, je n’eus guère le loisir de penser aux conséquences de ce drame qui, pour la première fois, mettait de l’animation, de la vie dans ce morne Prieuré. Madame ne nous laissait pas une minute de répit. Il fallait courir-ci… courir-là… sans raison, d’ailleurs, car Madame avait perdu un peu la tête… Quant à Marianne, il semblait qu’elle ne se fût aperçue de rien, et que rien ne fût arrivé de bouleversant dans la maison… Pareille à la triste Eugénie, elle suivait son idée, et son idée était bien loin de nos préoccupations. Lorsque Monsieur apparaissait dans la cuisine, elle devenait subitement comme ivre, et elle le regardait avec des yeux extasiés…

– Oh! ta grosse frimousse!… tes grosses mains!… tes gros yeux!…

Le soir, après un dîner silencieux, je pus réfléchir. L’idée m’était venue tout de suite, et maintenant elle se fortifiait en moi, que Joseph n’était pas étranger à ce hardi pillage. Je voulus même espérer qu’entre son voyage à Cherbourg et la préparation de ce coup de main audacieux et incomparablement exécuté, il y eût un lien évident. Et je me souvenais de cette réponse qu’il m’avait faite, la veille de son départ:

– Ça dépend… d’une affaire très importante…

Quoiqu’il s’efforçât de paraître naturel, je percevais dans ses gestes, dans son attitude, dans son silence, une gêne inhabituelle… visible pour moi seule…

Ce pressentiment, je n’essayai pas de le repousser, tant il me satisfaisait. Au contraire, je m’y complus avec une joie intense… Marianne, nous ayant laissés seuls un moment dans la cuisine, je m’approchai de Joseph, et câline, tendre, émue d’une émotion inexprimable, je lui demandai:

– Dites-moi, Joseph, que c’est vous qui avez violé la petite Claire dans le bois… Dites-moi que… c’est vous qui avez volé l’argenterie de Madame…

Surpris, hébété de cette question, Joseph me regarda… Puis, tout d’un coup sans me répondre, il m’attira vers lui et faisant ployer ma nuque sous un baiser, fort comme un coup de massue, il me dit:

– Ne parle pas de ça… puisque tu viendras là-bas avec moi, dans le petit café… et puisque nos deux âmes sont pareilles!…

Je me souvins avoir vu, dans un petit salon, chez la comtesse Fardin, une sorte d’idole hindoue, d’une grande beauté horrible et meurtrière… Joseph, à ce moment, lui ressemblait…

Les jours passèrent, et les mois… Naturellement, les magistrats ne purent rien découvrir et ils abandonnèrent l’instruction, définitivement… Leur opinion était que le coup avait été exécuté par d’experts cambrioleurs de Paris… Paris a bon dos. Et allez donc chercher dans le tas!…

Ce résultat négatif indigna Madame. Elle débina violemment la magistrature, qui ne pouvait lui rendre son argenterie. Mais elle ne renonça pas pour cela à l’espoir de retrouver «l’huilier de Louis XVI», comme disait Joseph. Elle avait chaque jour des combinaisons nouvelles et biscornues, qu’elle transmettait aux magistrats, lesquels, fatigués de ces billevesées, ne lui répondaient même plus… Je fus enfin rassurée sur le compte de Joseph… car je redoutais toujours une catastrophe pour lui…

Joseph était redevenu silencieux et dévoué, le serviteur familial, la perle rare. Je ne puis m’empêcher de pouffer au souvenir d’une conversation que, la journée même du vol, je surpris derrière la porte du salon, entre Madame et le procureur de la République, un petit sec, à lèvres minces, à teint bilieux, et dont le profil était coupant, comme une lame de sabre.

– Vous ne soupçonnez personne parmi vos gens? demanda le procureur… Votre cocher?

– Joseph! s’écria Madame scandalisée… un homme qui nous est si dévoué… qui depuis plus de quinze ans est à notre service!… la probité même, Monsieur le procureur… une perle!… il se jetterait au feu pour nous…

Soucieuse, le front plissé, elle réfléchit.

– Il n’y aurait que cette fille, la femme de chambre. Je ne la connais pas, moi, cette fille. Elle a peut-être de très mauvaises relations à Paris… elle écrit souvent à Paris… Plusieurs fois je l’ai surprise, en train de boire le vin de la table et de manger nos pruneaux… Quand on boit le vin de ses maîtres… on est capable de tout…

Et elle murmura:

– On ne devrait jamais prendre de domestiques à Paris… Elle est singulière, en effet.

Non, mais voyez-vous cette chipie?…

C’est bien ça, les gens méfiants… Ils se méfient de tout le monde, sauf de celui qui les vole, naturellement. Car j’étais de plus en plus convaincue que Joseph avait été l’âme de cette affaire. Depuis longtemps je l’avais surveillé, non par un sentiment hostile, vous pensez bien, mais par curiosité, et j’avais la certitude que ce fidèle et dévoué serviteur, cette perle unique, chapardait tout ce qu’il pouvait dans la maison. Il dérobait de l’avoine, du charbon, des œufs, de menues choses susceptibles d’être revendues, sans qu’il fût possible d’en connaître l’origine. Et son ami le sacristain ne venait pas le soir, dans la sellerie, pour rien, et pour y discuter seulement sur les bienfaits de l’antisémitisme. En homme avisé, patient, prudent, méthodique, Joseph n’ignorait pas que les petits larcins quotidiens font les gros comptes annuels, et je suis persuadée que, de cette façon, il triplait, quadruplait ses gages, ce qui n’est jamais à dédaigner. Je sais bien qu’il y a une différence entre de si menus vols et un pillage audacieux comme fut celui de la nuit du 24 décembre… Cela prouve qu’il aimait aussi à travailler dans le grand… Qui me dit que Joseph n’était pas alors affilié à une bande?… Ah! comme j’aurais voulu et comme je voudrais encore savoir tout cela!

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