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– Nous verrons plus tard… Mais prenez en une autre, en attendant, foutre!…

Et je me sauve pour ne pas lui souffler dans la figure la tempête de rires qui gronde en ma gorge.

Je n’ai donc que l’embarras du choix… Le capitaine ou Joseph?… Vivre à l’état de servante maîtresse avec tous les aléas qu’un tel état comporte, c’est-à-dire rester encore à la merci d’un homme stupide, grossier, changeant, et sous la dépendance de mille circonstances fâcheuses et de mille préjugés?… Ou bien me marier et acquérir ainsi une sorte de liberté régulière et respectée, dans une situation exempte du contrôle des autres, libérée du caprice des événements?… Voilà enfin une partie de mon rêve qui se réalise…

Il est bien évident que cette réalisation, j’aurais pu la souhaiter plus grandiose… Mais, à voir combien peu de chances s’offrent, en général, dans l’existence d’une femme comme moi, je dois me féliciter qu’il m’arrive enfin quelque chose d’autre que cet éternel et monotone ballottement d’une maison à une autre, d’un lit à un autre, d’un visage à un autre visage…

Naturellement, j’écarte tout de suite la combinaison du capitaine… Je n’avais d’ailleurs pas besoin de cette dernière conversation avec lui, pour savoir quelle espèce de grotesque et sinistre fantoche, quel exemplaire d’humanité baroque il représente… Outre que sa laideur physique est totale, car rien ne la relève et ne la corrige, il ne donne aucune prise sur son âme… Rose croyait fermement sa domination assurée sur cet homme, et cet homme la roulait!… On ne domine pas le néant, on n’a pas d’action sur le vide… Je ne puis non plus, sans suffoquer de rire, songer un seul instant à l’idée que ce personnage ridicule me tienne dans ses bras, et que je le caresse… Ce n’est même pas du dégoût que j’éprouve, car le dégoût suppose la possibilité d’un accomplissement. Or, j’ai la certitude que cet accomplissement ne peut pas être… Si par un prodige, par un miracle, il se trouvait que je tombasse dans son lit, je suis sûre que ma bouche serait toujours séparée de la sienne par un inextinguible rire. Amour ou plaisir, veulerie ou pitié, vanité ou intérêt, j’ai couché avec bien des hommes… Cela me paraît, du reste, un acte normal, naturel, nécessaire… Je n’en ai nul remords, et il est bien rare que je n’y aie pas goûté une joie quelconque… Mais un homme d’un ridicule aussi incomparable que le capitaine, je suis sûre que cela ne peut pas arriver, ne peut pas physiquement arriver… Il me semble que ce serait quelque chose contre nature… quelque chose de pire que le chien de Cléclé… Eh bien, malgré cela, je suis contente… et j’en éprouve presque de l’orgueil… De si bas qu’il vienne, c’est tout de même un hommage, et cet hommage me donne davantage confiance en moi-même et en ma beauté…

À l’égard de Joseph, mes sentiments sont tout autres. Joseph a pris possession de ma pensée. Il la retient, il la captive, il l’obsède… Il me trouble, m’enchante et me fait peur, tour à tour. Certes, il est laid, brutalement, horriblement laid, mais, quand on décompose cette laideur, elle a quelque chose de formidable qui est presque de la beauté, qui est plus que la beauté, qui est au-dessus de la beauté, comme un élément. Je ne me dissimule pas la difficulté, le danger de vivre, mariée ou non, avec un tel homme dont il m’est permis de tout soupçonner et dont, en réalité, je ne connais rien… Et c’est ce qui m’attire vers lui avec la violence d’un vertige… Au moins, celui-là est capable de beaucoup de choses dans le crime, peut-être, et peut-être aussi dans le bien… Je ne sais pas… Que veut-il de moi?… que fera-t-il de moi?… Serais-je l’instrument inconscient de combinaisons que j’ignore… le jouet de ses passions féroces?… M’aime-t-il seulement… et pourquoi m’aime-t-il?… Pour ma gentillesse… pour mes vices… pour mon intelligence… pour ma haine des préjugés, lui qui les affiche tous?… Je ne sais pas… Outre cet attrait de l’inconnu et du mystère, il exerce sur moi ce charme âpre, puissant, dominateur, de la force. Et ce charme – oui ce charme – agit de plus en plus sur mes nerfs, conquiert ma chair passive et soumise. Près de Joseph, mes sens bouillonnent, s’exaltent, comme ils ne se sont jamais exaltés au contact d’un autre mâle. C’est en moi un désir plus violent, plus sombre, plus terrible même que le désir qui, pourtant, m’emporta jusqu’au meurtre, dans mes baisers avec M. Georges… C’est autre chose que je ne puis définir exactement, qui me prend tout entière, par l’esprit et par le sexe, qui me révèle des instincts que je ne me connaissais pas, instincts qui dormaient en moi, à mon insu, et qu’aucun amour, aucun ébranlement de volupté n’avait encore réveillés… Et je frémis de la tête aux pieds quand je me rappelle les paroles de Joseph, me disant:

– Vous êtes comme moi, Célestine… Ah! pas de visage, bien sûr!… Mais nos deux âmes sont pareilles… nos deux âmes se ressemblent…

Nos deux âmes!… Est-ce que c’est possible?

Ces sensations que j’éprouve sont si nouvelles, si impérieuses, si fortement tenaces, qu’elles ne me laissent pas une minute de répit… et que je reste toujours sous l’influence de leur engourdissante fascination… En vain, je cherche à m’occuper l’esprit par d’autres pensées… J’essaie de lire, de marcher dans le jardin, quand mes maîtres sont sortis, de travailler avec acharnement dans la lingerie à mes raccommodages, quand ils sont là… Impossible!… C’est Joseph qui possède toutes mes pensées… Et, non seulement, il les possède dans le présent, mais il les possède aussi dans le passé… Joseph s’interpose tellement entre tout mon passé et moi, que je ne vois pour ainsi dire que lui… et que ce passé, avec toutes ses figures vilaines ou charmantes, se recule de plus en plus, se décolore, s’efface… Cléophas Biscouille, M. Jean… M. Xavier… William, dont je n’ai pas encore parlé… M. Georges lui-même, dont je me croyais l’âme marquée à jamais, comme est marquée par le fer rouge l’épaule des forçats… et tous ceux-là, à qui volontairement, joyeusement, passionnément, j’ai donné un peu ou beaucoup de moi-même… de ma chair vibrante et de mon cœur douloureux… des ombres, déjà!… Des ombres indécises et falotes qui s’enfoncent, souvenirs à peine, et bientôt rêves confus… réalités intangibles, oublis… fumées… rien… dans le néant!… Quelquefois, à la cuisine, après le dîner, en regardant Joseph et sa bouche de crime, et ses yeux de crime, et ses lourdes pommettes, et son crâne bas, raboteux, bosselé où la lumière de la lampe accumule les ombres dures, je me dis:

– Non… non… ce n’est pas possible… je suis sous le coup d’une folie… je ne veux pas… je ne peux pas aimer cet homme… Non, non!… ce n’est pas possible…

Et cela est possible, pourtant… et cela est vrai… Et il faut bien, enfin, que je me l’avoue à moi-même… que je me le crie à moi-même… J’aime Joseph!…

Ah! je comprends maintenant pourquoi il ne faut jamais se moquer de l’amour… pourquoi il y a des femmes qui se ruent, avec toute l’inconscience du meurtre, avec toute la force invincible de la nature, aux baisers des brutes, aux étreintes des monstres, et qui râlent de volupté sur des faces ricanantes de démons et de boucs…

Joseph a obtenu de Madame six jours de congé, et demain, sous prétexte d’affaires de famille, il va partir pour Cherbourg… C’est décidé; il achètera le petit café… Seulement, pendant quelques mois, il ne l’exploitera pas lui-même. Il a quelqu’un là-bas, un ami sûr, qui s’en charge…

– Comprenez? me dit-il… Il faut d’abord le repeindre… le remettre à neuf… qu’il soit très beau, avec sa nouvelle enseigne, en lettres dorées: «À l’Armée Française!»… Et puis, je ne peux pas quitter ma place, encore… Ça, je ne peux pas…

– Pourquoi ça, Joseph?…

– Parce que ça ne se peut pas, maintenant…

– Mais, quand partirez-vous, pour tout à fait?…

Joseph se gratte la nuque, glisse vers moi un regard sournois… et il dit:

– Ça… je n’en sais rien… Peut-être pas avant six mois d’ici… peut-être plus tôt… peut-être plus tard aussi… On ne peut pas savoir… Ça dépend…

Je sens qu’il ne veut pas parler… Néanmoins, j’insiste:

– Ça dépend de quoi?…

Il hésite à me répondre, puis sur un ton mystérieux et, en même temps un peu excité:

– D’une affaire… fait-il… d’une affaire très importante…

– Mais quelle affaire?…

– D’une affaire… voilà!

Cela est prononcé d’une voix brusque, d’une voix où il y a, non pas de la colère… mais de l’énervement. Il refuse de s’expliquer davantage…

Il ne me parle pas de moi… Cela m’étonne et me cause un désappointement pénible… Aurait-il changé d’idée?… Mes curiosités, mes hésitations l’auraient-elles lassé?… Il est bien naturel, cependant, que je m’intéresse à un événement, dont je dois partager le succès ou le désastre… Est-ce que les soupçons que je n’ai pu cacher, du viol, par lui, de la petite Claire, n’auraient point amené, à la réflexion, une rupture entre Joseph et moi?… Au serrement de cœur que j’éprouve, je sens que ma résolution – différée par coquetterie, par taquinerie – était bien prise, pourtant… Être libre… trôner dans un comptoir, commander aux autres, se savoir regardée, désirée, adorée par tant d’hommes!… Et cela ne serait plus?… Et ce rêve m’échapperait, comme tous les autres rêves?… Je ne veux pas avoir l’air de me jeter à la tête de Joseph… mais je veux savoir ce qu’il a dans l’esprit… Je prends une physionomie triste… et je soupire:

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