Aujourd’hui, dimanche, je suis allée, l’après-midi, dans la chambre de Joseph. Les deux chiens me suivent, empressés; ils ont l’air de me demander où est Joseph… Un petit lit de fer, une grande armoire, une sorte de commode basse, une table, deux chaises, tout cela en bois blanc; un porte-manteau qu’un rideau de lustrine verte, courant sur une tringle, préserve de la poussière, tel en est le mobilier. Si la chambre n’est pas luxueuse, elle est tenue avec un ordre, une propreté extrêmes. Elle a quelque chose de la rigidité, de l’austérité d’une cellule de moine dans un couvent. Aux murs peints à la chaux, entre les portraits de Déroulède et du général Mercier, des images saintes, non encadrées, des Vierges… une Adoration des Mages, un massacre des Innocents… une vue du Paradis… Au-dessus du lit, un grand crucifix de bois noir, servant de bénitier, et que barre un rameau de buis bénit…
Ça n’est pas très délicat, sans doute… je n’ai pu résister au désir violent de fouiller partout, dans l’espoir, vague d’ailleurs, de découvrir une partie des secrets de Joseph. Rien n’est mystérieux, dans cette chambre, rien ne s’y cache. C’est la chambre nue d’un homme qui n’a pas de secrets, dont la vie est pure, exempte de complications et d’événements… Les clés sont sur les meubles et sur les placards; pas un tiroir n’est fermé. Sur la table, des paquets de graines et un livre: Le Bon Jardinier … sur la cheminée, un paroissien dont les pages sont jaunies, et un petit carnet où sont copiées différentes recettes pour préparer l’encaustique, la bouillie bordelaise, et des dosages de nicotine, de sulfate de fer… Pas une lettre nulle part; pas même un livre de comptes. Nulle part, la moindre trace d’une correspondance d’affaires, de politique, de famille ou d’amour… Dans la commode, à côté de chaussures hors d’usage et de vieux becs d’arrosage, des tas de brochures, de nombreux numéros de La Libre Parole . Sous le lit, des pièges à loirs et à rats… J’ai tout palpé, tout retourné, tout vidé, habits, matelas, linge et tiroirs. Il n’y a rien d’autre!… Dans l’armoire, rien n’est changé… elle est telle que je la laissai lorsque, voici huit jours, je la rangeai, en présence de Joseph… Est-il possible que Joseph n’ait rien?… Est-il possible qu’il lui manque, à ce point, ces mille petites choses intimes et familières, par où un homme révèle ses goûts, ses passions, ses pensées… un peu de ce qui domine sa vie?… Ah! si pourtant… Du fond du tiroir de la table je retire une boîte à cigares, enveloppée de papier, ficelée par un quadruple tour de cordes fortement nouées… À grand’peine, je dénoue les cordes, j’ouvre la boîte et je vois sur un lit d’ouate cinq médailles bénites, un petit crucifix d’argent, un chapelet à grains rouges… Toujours la religion!…
Ma perquisition finie, je sors de la chambre, avec l’irritation nerveuse de n’avoir rien trouvé de ce que je cherchais, rien appris de ce que je voulais connaître. Décidément, Joseph communique à tout ce qu’il touche son impénétrabilité… Les objets qu’il possède sont muets, comme sa bouche, intraversables comme ses yeux et comme son front… Le reste de la journée, j’ai eu devant moi, réellement devant moi, la figure de Joseph, énigmatique, ricanante et bourrue, tour à tour. Et il m’a semblé que je l’entendais me dire:
– Tu es bien avancée, petite maladroite, d’avoir été si curieuse… Ah!… tu peux regarder encore, tu peux fouiller dans mon linge, dans mes malles et dans mon âme… tu ne sauras jamais rien!…
Je ne veux plus penser à tout cela, je ne veux plus penser à Joseph… J’ai trop mal à la tête, et je crois que j’en deviendrais folle… Retournons à mes souvenirs…
À peine sortie de chez les bonnes sœurs de Neuilly, je retombai dans l’enfer des bureaux de placement. Je m’étais pourtant bien promis de n’avoir plus jamais recours à eux… Mais, le moyen, quand on est sur le pavé, sans seulement de quoi s’acheter un morceau de pain?… Les amies, les anciens camarades? Ah ouitch!… Ils ne vous répondent même pas… Les annonces dans les journaux?… Ce sont des frais très lourds, des correspondances qui n’en finissent pas… des dérangements pour le roi de Prusse… Et puis, c’est aussi bien chanceux… En tout cas, il faut avoir des avances, et les vingt francs de Cléclé avaient vite fondu dans mes mains… La prostitution?… La promenade sur les trottoirs?… Ramener des hommes, souvent plus gueux que soi?… Ah! ma foi, non… Pour le plaisir, tant qu’on voudra… Pour l’argent? Je ne peux pas… je ne sais pas… je suis toujours roulée… Je fus même obligée de mettre au clou quelques petits bijoux qui me restaient, afin de payer mon logement et ma nourriture… Fatalement, la mistoufle vous ramène aux agences d’usure et d’exploitation humaine.
Ah! les bureaux de placement, en voilà un sale truc… D’abord, il faut donner dix sous pour se faire inscrire; ensuite au petit bonheur des mauvaises places… Dans ces affreuses baraques, ce ne sont pas les mauvaises places qui manquent, et, vrai! l’on n’y a que l’embarras du choix entre des vaches borgnes et des vaches aveugles… Aujourd’hui, des femmes de rien, des petites épicières de quat’sous… se mêlent d’avoir des domestiques, et de jouer à la comtesse… Quelle pitié! Si, après des discussions, des enquêtes humiliantes et de plus humiliants marchandages, vous parvenez à vous arranger avec une de ces bourgeoises rapaces, vous devez à la placeuse trois pour cent sur toute une année de gages… Tant pis, par exemple, si vous ne restez que dix jours dans la place qu’elle vous a procurée. Cela ne la regarde pas… son compte est bon, et la commission entière exigée. Ah! elles connaissent le truc; elles savent où elles vous envoient et que vous leur reviendrez bientôt… Ainsi, moi, j’ai fait sept places, en quatre mois et demi… Une série à la noire… des maisons impossibles, pires que des bagnes. Eh bien, j’ai dû payer au bureau trois pour cent, sur sept années, c’est-à-dire, en comprenant les dix sous renouvelés de l’inscription, plus de quatre-vingt-dix francs… Et il n’y avait rien de fait, et tout était à recommencer!… Est-ce juste, cela?… N’est-ce pas un abominable vol?…
Le vol?… De quelque côté que l’on se retourne, on n’aperçoit partout que du vol… Naturellement, ce sont toujours ceux qui n’ont rien qui sont le plus volés et volés par ceux qui ont tout… Mais comment faire? On rage, on se révolte, et, finalement, on se dit que mieux vaut encore être volée que de crever, comme des chiens, dans la rue… Le monde est joliment mal fichu, voilà qui est sûr… Quel dommage que le général Boulanger n’ait pas réussi, autrefois!… Au moins, celui-là, paraît qu’il aimait les domestiques…
Le bureau, où j’avais eu la bêtise de m’inscrire, est situé, rue du Colisée, dans le fond d’une cour, au troisième étage d’une maison noire et très vieille, presque une maison d’ouvriers. Dès l’entrée, l’escalier étroit et raide, avec ses marches malpropres qui collent aux semelles et sa rampe humide qui poisse aux mains, vous souffle un air empesté au visage, une odeur de plombs et de cabinets, et vous met, dans le cœur, un découragement… Je ne veux pas faire la sucrée, mais rien que de voir cet escalier, cela m’affadit l’estomac, me coupe les jambes, et je suis prise d’un désir fou de me sauver… L’espoir qui, le long du chemin, vous chante dans la tête, se tait aussitôt, étouffé par cette atmosphère épaisse, gluante, par ces marches ignobles et ces murs suintants qu’on dirait hantés de larves visqueuses et de froids crapauds. Vrai! je ne comprends pas que de belles dames osent s’aventurer dans ce taudis malsain… Franchement, elles ne sont pas dégoûtées… Mais qu’est-ce qui les dégoûte, aujourd’hui, les belles dames?… Elles n’iraient pas dans une pareille maison, pour secourir un pauvre… mais pour embêter une domestique, elles iraient le diable sait où!…
Ce bureau était exploité par Mme Paulhat-Durand, une grande femme de quarante-cinq ans, à peu près, qui, sous des bandeaux de cheveux légèrement ondulés et très noirs, malgré des chairs amollies, comprimées dans un terrible corset, gardait encore des restes de beauté, une prestance majestueuse… et un œil!… Mazette! ce qu’elle a dû s’en payer, celle-là!… D’une élégance austère, toujours en robe de taffetas noir, une longue chaîne d’or rayant sa forte poitrine, une cravate de velours brun autour du cou, des mains très pâles, elle semblait d’une dignité parfaite et même un peu hautaine. Elle vivait collée avec un petit employé à la Ville, M. Louis – nous ne le connaissions que sous son prénom… C’était un drôle de type, extrêmement myope, à gestes menus, toujours silencieux, et très gauche dans un veston gris, râpé et trop court… Triste, peureux, voûté quoique jeune, il ne paraissait pas heureux, mais résigné… Il n’osait jamais nous parler, pas même nous regarder, car la patronne en était fort jalouse… Quand il entrait, sa serviette sous le bras, il se contentait de nous envoyer un petit coup de chapeau, sans tourner la tête vers nous, et, traînant un peu la jambe, il glissait dans le couloir comme une ombre… Et ce qu’il était éreinté, le pauvre garçon!… M. Louis, le soir, mettait au net la correspondance, tenait les livres… et le reste…
Mme Paulhat-Durand ne s’appelait ni Paulhat, ni Durand; ces deux noms, qui faisaient si bien accolés l’un à l’autre, elle les tenait, paraît-il, de deux messieurs, morts aujourd’hui, avec qui elle avait vécu et qui lui avaient donné les fonds pour ouvrir son bureau. Son vrai nom était Joséphine Carp. Comme beaucoup de placeuses, c’était une ancienne femme de chambre. Cela se voyait d’ailleurs à toutes ses allures prétentieuses, à des manières parodiques de grande dame acquises dans le service et sous lesquelles, malgré la chaîne d’or et la robe de soie noire, transparaissait la crasse des origines inférieures. Elle se montrait insolente, c’est le cas de le dire, comme une ancienne domestique, mais cette insolence elle la réservait exclusivement pour nous seules, étant, au contraire, envers ses clientes, d’une obséquiosité servile, proportionnée à leur rang social et à leur fortune.