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– Le jour baissait. Un crépuscule très doux enveloppait l’atelier d’une pâleur d’ombre fluide et lunaire… À peine si l’on distinguait encore, sur les murs mauves, les longues, les souples, les ondulantes algues d’or qui semblaient remuer, sous la vibration d’on ne savait quelle eau magique et profonde… John-Giotto Farfadetti referma l’espèce d’antiphonaire sur le vélin duquel, avec un roseau de Perse, il écrivait, il burinait plutôt ses éternels poèmes; Frédéric-Ossian Pinggleton retourna contre une draperie son chevalet en forme de lyre, posa sur un meuble fragile sa palette en forme de harpe, et, tous les deux, en face l’un de l’autre, ils s’étendirent, avec des poses augustes et fatiguées, sur une triple rangée de coussins, couleur de fucus, au fond de la mer…

– Hum!… fit Mme Tiercelet dans une petite toux avertisseuse.

– Non, pas du tout… rassura Kimberly… ce n’est pas ce que vous pensez…

Et il continua:

– Au centre de l’atelier, d’un bassin de marbre où baignaient des pétales de rose, un parfum violent montait. Et sur une petite table, des narcisses à très longues tiges mouraient, comme des âmes, dans un vase étroit dont le col s’ouvrait en calice de lys étrangement verts et pervers…

– Inoubliable!… frissonna la comtesse d’une voix si basse qu’on l’entendit à peine.

Et Kimberly, sans s’arrêter, narrait toujours:

– Au dehors, la rue se faisait plus silencieuse, parce que déserte. De la Tamise venaient, assourdies par la distance, les voies éperdues des sirènes, les voix haletantes des chaudières marines. C’était l’heure où les deux amis, en proie au songe, se taisaient ineffablement…

– Oh! je les vois si bien!… admira Mme Tiercelet…

– Et cet «ineffablement», comme il est évocateur… applaudit la comtesse Fergus… et tellement pur!

Kimberly profita de ces interruptions flatteuses pour avaler une gorgée de champagne… puis, sentant autour de lui plus d’attention passionnée, il répéta:

– Se taisaient ineffablement… Mais ce soir-là John-Giotto Farfadetti murmura: «J’ai dans le cœur une fleur empoisonnée…» À quoi Frédéric-Ossian Pinggleton répondit: «Ce soir, un oiseau triste a chanté dans mon cœur»… L’atelier parut s’émouvoir de cet insolite colloque. Sur le mur mauve qui, de plus en plus, se décolorait, les algues d’or s’éployèrent, on eût dit, se rétrécirent, s’éployèrent, se rétrécirent encore, selon des rythmes nouveaux d’une ondulation inhabituelle, car il est certain que l’âme des hommes communique à l’âme des choses ses troubles, ses passions, ses ferveurs, ses péchés, sa vie…

– Comme c’est vrai!…

Ce cri sorti de plusieurs bouches n’empêcha point Kimberly de poursuivre un récit qui, désormais, allait se dérouler dans l’émotion silencieuse des auditeurs. Sa voix devint, seulement, plus mystérieuse.

– Cette minute de silence fut poignante et tragique: «Ô mon ami, supplia John-Giotto Farfadetti, toi qui m’as tout donné… toi de qui l’âme est si merveilleusement jumelle de la mienne, il faut que tu me donnes quelque chose de toi que je n’ai pas eu encore et dont je meurs de ne l’avoir point…» – «Est-ce donc ma vie que tu demandes? interrogea le peintre… Elle est à toi… tu peux la prendre…» – «Non, ce n’est pas ta vie… c’est plus que ta vie… ta femme!» – «Botticellina!!… cria le poète.» – «Oui, Botticellina… Botticellinetta… la chair de ta chair… l’âme de ton âme… le rêve de ton rêve… le sommeil magique de tes douleurs!…» – «Botticellina!… Hélas!… hélas!… Cela devait arriver… Tu t’es noyé en elle… elle s’est noyée en toi, comme dans un lac sans fond, sous la lune… Hélas! hélas!… Cela devait arriver…» Deux larmes, phosphorescentes dans la pénombre, coulèrent des yeux du peintre… Le poète répondit: «Écoute-moi, ô mon ami!… J’aime Botticellina… et Botticellina m’aime… et nous mourons tous les deux de nous aimer et de ne pas oser nous le dire, et de ne pas oser nous joindre… Nous sommes, elle et moi, deux tronçons anciennement séparés d’un même être vivant qui, depuis deux mille ans peut-être, se cherchent, s’appellent et se retrouvent enfin, aujourd’hui… Ô mon cher Pinggleton, la vie inconnue a de ces fatalités étranges, terribles, et délicieuses… Fut-il jamais un plus splendide poème que celui que nous vivons ce soir?» Mais le peintre répétait toujours, d’une voix de plus en plus douloureuse, ce cri: «Botticellina!… Botticellina!…» Il se leva de la triple rangée de coussins sur laquelle il était étendu, et marcha dans l’atelier, fiévreusement… Après quelques minutes d’anxieuse agitation, il dit: «Botticellina était Mienne… Faudra-t-il donc qu’elle soit, désormais, Tienne? – Elle sera Nôtre! répliqua le poète, impérieusement… Car Dieu t’a élu pour être le point de suture de cette âme étronçonnée qui est Elle et qui est moi!… Sinon, Botticellina possède la perle magique qui dissipe les songes… moi, le poignard qui délivre des chaînes corporelles… Si tu refuses, nous nous aimerons dans la mort»… Et il ajouta d’un ton profond qui résonna dans l’atelier comme une voix de l’abîme: «Ce serait plus beau encore, peut-être.» – «Non, s’écria le peintre, vous vivrez… Botticellina sera Tienne, comme elle fut Mienne… Je me déchirerai la chair par lambeaux, je m’arracherai le cœur de la poitrine… je briserai contre les murs mon crâne… Mais mon ami sera heureux… Je puis souffrir… La souffrance est une volupté aussi!» – «Et la plus puissante, la plus amère, la plus farouche de toutes les voluptés! s’extasia John-Giotto Farfadetti… J’envie ton sort, va!… Quant à moi, je crois bien que je mourrai ou de la joie de mon amour, ou de la douleur de mon ami… L’heure est venue… Adieu!»… Il se dressa, tel un archange… À ce moment, la draperie s’agita, s’ouvrit et se referma sur une illuminante apparition… C’était Botticellina, drapée dans une robe flottante, couleur de lune… Ses cheveux épars brillaient tout autour d’elle comme des gerbes de feu… Elle tenait à la main une clé d’or… Et l’extase était sur ses lèvres, et le ciel de la nuit dans ses yeux… John-Giotto se précipita et disparut derrière la draperie… Alors, Frédéric-Ossian Pinggleton se recoucha sur la triple rangée de coussins, couleur de fucus, au fond de la mer… Et, tandis qu’il s’enfonçait les ongles dans la chair, que le sang ruisselait de lui comme d’une fontaine, les algues d’or frémirent doucement, à peine visibles, sur le mur qui, peu à peu, s’enduisait de ténèbres… Et la palette en forme de harpe, et le chevalet en forme de lyre résonnèrent longtemps, en chants nuptiaux…

Kimberly se tut quelques instants… puis, durant que l’émotion, autour de la table, étranglait les gorges et serrait les cœurs:

– Voici pourquoi, acheva-t-il, j’ai trempé la pointe de mon couteau d’or dans les confitures que préparèrent les vierges canaques, en l’honneur de fiançailles telles que notre siècle, ignorant de la beauté, n’en connut jamais de si magnifiques.

Le dîner était terminé… On se leva de table dans un silence religieux, mais tout plein de frémissements… Au salon, Kimberly fut très entouré, très félicité… Tous les regards des femmes convergeaient, rayonnaient vers sa face peinte, et lui faisaient comme un halo d’extases…

– Ah! je voudrais tellement avoir mon portrait par Frédéric-Ossian Pinggleton… s’écria fervemment Mme de Rambure… Je donnerais tout pour un tel bonheur…

– Hélas! Madame, répondit Kimberly… depuis cet événement douloureux et sublime que j’ai conté, il est arrivé que Frédéric-Ossian Pinggleton ne veut plus, si charmants qu’ils soient – peindre des visages humains… il ne peint que des âmes…

– Comme il a raison!… J’aimerais tellement être peinte, en âme!…

– De quel sexe? demanda, sur un ton légèrement sarcastique, Maurice Fernancourt, visiblement jaloux du succès de Kimberly.

Celui-ci dit simplement:

– Les âmes n’ont pas de sexe, mon cher Maurice… Elles ont…

– Du poil… aux pattes… chuchota Victor Charrigaud, très bas, de façon à n’être entendu que du romancier psychologue à qui il offrait, en ce moment, un cigare…

Et l’entraînant dans le fumoir:

– Ah! mon vieux! souffla-t-il… je voudrais pouvoir crier des ordures… à pleins poumons, devant tous ces gens-là… J’en ai assez de leurs âmes, de leurs amours verts et pervers, de leurs confitures magiques… Oui, oui… dire des grossièretés, se barbouiller de bonne boue bien fétide et bien noire, pendant un quart d’heure, ah! comme ce serait exquis… et reposant… Et comme cela me soulagerait de tous ces lys nauséeux qu’ils m’ont mis dans le cœur!… Et toi?…

Mais la secousse avait été trop forte et l’impression restait du récit de Kimberly… On ne pouvait plus s’intéresser aux choses vulgaires, terrestres… aux discussions mondaines, esthétiques, passionnelles… Le vicomte Lahyrais lui-même, clubman, sportsman, joueur et tricheur, sentait qu’il lui poussait partout des ailes. Chacun avait besoin de recueillement, de solitude, de prolonger le rêve ou de le réaliser… En dépit des efforts de Kimberly qui allait de l’une à l’autre, demandant: «Avez-vous bu du lait de martre zibeline?… ah! buvez du lait de martre zibeline… c’est tellement ravissant!» la conversation ne put être reprise… si bien que l’un après l’autre, les invités s’excusèrent, s’esquivèrent. À onze heures, tout le monde était parti.

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