Tous ces pauvres diables et diablesses, tous ces pauvres bougres et bougresses, oubliant leurs propres irrégularités sociales, se montrèrent d’une sévérité étrangement implacable envers les personnes chez qui il était permis de soupçonner, non pas même des tares ou des taches, mais seulement un manquement ancien à la soumission, au respect des lois mondaines, les seules qui doivent être obéies. Vivant, en quelque sorte, hors leur idéal social, rejetés, pour ainsi dire, en marge de cette existence dont ils honoraient, comme une religion, la correction et la régularité perdues, ils s’imaginaient, sans doute, y rentrer en en chassant les autres. Le comique de cela était vraiment intense et savoureux. De l’univers ils firent deux grandes parts: d’un côté, ce qui est régulier; de l’autre, ce qui ne l’est pas; ici, les gens que l’on peut recevoir; là, les gens que l’on ne peut pas recevoir… Et ces deux grandes parts devinrent bientôt des morceaux et les morceaux de menues tranches, lesquelles se subdivisèrent à l’infini. Il y avait ceux chez qui l’on peut dîner, et aussi chez qui l’on peut aller, seulement, en soirée… Ceux chez qui l’on ne peut dîner et où l’on peut aller en soirée. Ceux que l’on peut recevoir à sa table et ceux à qui l’on ne permet – et encore dans de certaines circonstances, parfaitement déterminées – que l’entrée de son salon… Il y avait aussi ceux chez qui l’on ne peut dîner et qu’on ne doit pas recevoir chez soi, et ceux que l’on peut recevoir chez soi et chez qui l’on ne peut dîner… ceux que l’on peut recevoir à déjeuner et jamais à dîner; et ceux chez qui l’on peut dîner à la campagne, et jamais à Paris, etc. Tout cela appuyé d’exemples démonstratifs et péremptoires, illustré de noms connus…
– La nuance… disait le vicomte Lahyrais, sportsman, clubman, joueur et tricheur… Tout est là… C’est par la stricte observance de la nuance qu’un homme est vraiment du monde ou qu’il n’en est pas…
Jamais, je crois, je n’ai entendu des choses si tristes. En les écoutant, j’avais véritablement pitié de ces malheureux.
Charrigaud ne mangeait point, ne buvait point, ne disait rien. Bien qu’il ne fût guère à la conversation, il en sentait, tout de même, comme un poids sur son crâne, la sottise énorme et sinistre. Impatient, fiévreux, très pâle, il surveillait le service, cherchait à surprendre, sur le visage de ses invités, des impressions favorables ou ironiques, et, machinalement, avec des mouvements de plus en plus accélérés, il roulait, malgré les avertissements de sa femme, de grosses boulettes de mie de pain entre ses doigts. Aux questions qu’on lui adressait, il répondait d’une voix effarée, distraite, lointaine:
– Certainement… certainement… certainement…
En face de lui, très raide dans sa robe verte, où rutilaient des perles d’acier vert, d’un éclat phosphorique, une aigrette de plumes rouges dans les cheveux, Mme Charrigaud se penchait à droite, se penchait à gauche, et souriait, sans jamais une parole, d’un sourire si éternellement immobile qu’il semblait peint sur ses lèvres.
– Quelle grue! se disait Charrigaud… quelle femme stupide et ridicule!… Et quelle toilette de chienlit! À cause d’elle, demain, nous serons la risée de tout Paris…
Et, de son côté, Mme Charrigaud, sous l’immobilité de son sourire, songeait:
– Quel idiot, ce Victor!… En a-t-il une mauvaise tenue!… Et on nous arrangera, demain, avec ses boulettes…
La discussion mondaine épuisée, on en vint, après une courte digression sur l’amour, à parler bibelots anciens. C’est là où triomphait toujours le jeune Lucien Sartorys, qui en possédait d’admirables. Il avait la réputation d’être un collectionneur très habile, très heureux. Ses vitrines étaient célèbres.
– Mais où trouvez-vous toutes ces merveilles?… demanda Mme de Rambure…
– À Versailles… répondit Sartorys, chez de poétiques douairières et de sentimentales chanoinesses. On n’imagine pas ce qu’il y a de trésors cachés chez ces vieilles dames.
Mme de Rambure insista:
– Pour les décider à vous les vendre, que leur faites-vous donc?
Cynique et joli, cambrant son buste mince, il répliqua, avec le visible désir d’étonner:
– Je leur fais la cour… et, ensuite, je me livre sur elles à des pratiques anti-naturelles.
On se récria sur l’audace du propos, mais comme on pardonnait tout à Sartorys, chacun prit le parti d’en rire.
– Qu’appelez-vous des pratiques anti-naturelles?… interrogea, sur un ton dont l’ironie s’aggravait d’une intention polissonne, un peu lourde, la baronne Gogsthein, qui se plaisait aux situations scabreuses.
Mais, sur un regard de Kimberly, Lucien Sartorys s’était tu… Ce fut Maurice Fernancourt qui, se penchant sur la baronne, dit gravement:
– Cela dépend de quel côté Sartorys place la nature…
Toutes les figures s’éclairèrent d’une gaieté nouvelle… Enhardie par ce succès, Mme Charrigaud, interpellant directement Sartorys qui protestait avec des gestes charmants, s’écria d’une voix forte:
– Alors, c’est vrai?… Vous en êtes donc?
Ces paroles firent l’effet d’une douche glacée. La comtesse Fergus agita vivement son éventail… Chacun se regarda avec des airs gênés, scandalisés, où perçaient, néanmoins, d’irrésistibles envies de rire. Les deux poings sur la table, les lèvres serrées, plus pâle avec une sueur au front, Charrigaud roulait avec fureur des boulettes de mie de pain et des yeux comiquement hagards… Je ne sais ce qui fût arrivé, si Kimberly, profitant de ce moment difficile et de ce dangereux silence, n’avait raconté son dernier voyage à Londres…
– Oui, dit-il, j’ai passé à Londres huit jours enivrants, et j’ai assisté, mesdames, à une chose unique… un dîner rituel que le grand poète John-Giotto Farfadetti offrait à quelques amis, pour célébrer ses fiançailles avec la femme de son cher Frédéric-Ossian Pinggleton.
– Que ce dut être exquis!… minauda la comtesse Fergus.
– Vous n’imaginez pas… répondit Kimberly, dont le regard, les gestes, et même l’orchidée qui fleurissait la boutonnière de son habit, exprimèrent la plus ardente extase.
Et il continua:
– Figurez-vous, ma chère amie, dans une grande salle que décorent sur les murs bleus, à peine bleus, des paons blancs et des paons d’or… figurez-vous une table de jade, d’un ovale inconcevable et délicieux… Sur la table, quelques coupes où s’harmonisent des bonbons jaunes et des bonbons mauves, et au milieu une vasque de cristal rose, remplie de confitures canaques… et rien de plus… À tour de rôle, drapés en de longues robes blanches, nous passions lentement devant la table, et nous prenions, à la pointe de nos couteaux d’or, un peu de ces confitures mystérieuses, que nous portions ensuite à nos lèvres… et rien de plus…
– Oh! je trouve cela émouvant, soupira la comtesse… tellement émouvant!
– Vous n’imaginez pas… Mais le plus émouvant… ce qui, véritablement, transforma cette émotion en un déchirement douloureux de nos âmes, ce fut lorsque Frédéric-Ossian Pinggleton chanta le poème des fiançailles de sa femme et de son ami… Je ne sais rien de plus tragiquement, de plus surhumainement beau…
– Oh! je vous en prie… supplia la comtesse Fergus… redites-nous ce prodigieux poème, Kimberly.
– Le poème, hélas! je ne le puis… Je ne saurais que vous en donner l’essence…
– C’est cela… c’est cela… l’essence.
Malgré ses mœurs où elles n’avaient rien à voir et rien à faire, Kimberly enthousiasmait follement les femmes, car il avait la spécialité des subtils récits de péché et des sensations extraordinaires… Tout à coup, un frémissement courut autour de la table, et les fleurs elles-mêmes, et les bijoux sur les chairs, et les cristaux sur la nappe prirent des attitudes en harmonie avec l’état des âmes. Charrigaud sentait sa raison fuir. Il crut qu’il était tombé subitement dans une maison de fous. Pourtant, à force de volonté, il put encore sourire et dire:
– Mais certainement… certainement…
Les maîtres d’hôtel achevaient de passer quelque chose qui ressemblait à un jambon et d’où s’échappaient, dans un flot de crème jaune, des cerises, pareilles à des larves rouges… Quant à la comtesse Fergus, à demi pâmée, elle était déjà partie pour les régions extra-terrestres…
Kimberly commença:
– Frédéric-Ossian Pinggleton et son ami John-Giotto Farfadetti achevaient dans l’atelier commun la tâche quotidienne. L’un était le grand peintre, l’autre le grand poète; le premier court et replet; le second maigre et long; tous les deux également vêtus de robes de bure, également coiffés de bonnets florentins, tous les deux également neurasthéniques, car ils avaient, dans des corps différents, des âmes pareilles et des esprits lilialement jumeaux. John-Giotto Farfadetti chantait en ses vers les merveilleux symboles que son ami Frédéric-Ossian Pinggleton peignait sur ses toiles, si bien que la gloire du poète était inséparable de celle du peintre et qu’on avait fini par confondre leurs deux œuvres et leurs deux immortels génies dans une même adoration.
Kimberly prit un temps… Le silence était religieux… quelque chose de sacré planait au-dessus de la table. Il poursuivit: