Литмир - Электронная Библиотека
A
A

On fit, défit et refit une liste d’invités qui, après de laborieuses combinaisons, se trouva arrêtée comme suit:

La comtesse Fergus, divorcée, et son ami, l’économiste et député, Joseph Brigard.

La baronne Henri Gogsthein, divorcée, et son ami, le poète Théo Crampp…

La baronne Otto Butzinghen et son ami, le vicomte Lahyrais, clubman, sportsman, joueur et tricheur.

Mme de Rambure, divorcée, et son amie, Mme Tiercelet, en instance de divorce.

Sir Harry Kimberly, musicien symboliste, fervent pédéraste, et son jeune ami, Lucien Sartorys, beau comme une femme, souple comme un gant de peau de Suède, mince et blond comme un cigare.

Les deux académiciens Joseph Dupont de la Brie, numismate obscène, et Isidore Durand de la Marne, mémorialiste galant dans l’intimité et sinologue sévère à l’Institut…

Le portraitiste Jacques Rigaud.

Le romancier psychologue Maurice Fernancourt.

Le chroniqueur mondain Poult d’Essoy.

Les invitations furent lancées et, grâce à d’actives entremises, acceptées, toutes…

Seule, la comtesse Fergus hésita:

– Les Charrigaud? dit-elle. Est-ce vraiment une maison convenable?… Lui, n’a-t-il pas fait tous les métiers à Montmartre, autrefois?… Ne raconte-t-on pas qu’il vendait des photographies obscènes, pour lesquelles il avait posé, avec des avantages en plâtre?… Et elle, ne courait-il pas de fâcheuses histoires sur son compte?… N’a-t-elle pas eu des aventures assez vulgaires avant son mariage? Ne dit-on point qu’elle a été modèle… qu’elle a posé l’ensemble? Quelle horreur! Une femme qui se mettait toute nue devant des hommes… qui n’étaient même pas ses amants?…

Finalement, elle accepta l’invitation quand on lui eut affirmé que Mme Charrigaud n’avait posé que la tête, que Charrigaud, très vindicatif, serait bien capable de la déshonorer dans un de ses livres, et que Kimberly viendrait à ce dîner… Oh! du moment que Kimberly avait promis de venir… Kimberly, un si parfait gentleman, et si délicat, et si charmant, tellement charmant!…

Les Charrigaud furent mis au courant de ces négociations et de ces scrupules. Loin de s’en formaliser, ils se félicitèrent qu’on eût mené à bien les unes et vaincu les autres. Il ne s’agissait plus maintenant que de se surveiller et, comme disait Mme Charrigaud, de se comporter en véritables gens du monde… Ce dîner, si merveilleusement préparé et combiné, si habilement négocié, c’était vraiment leur première manifestation dans le nouvel avatar de leur destinée élégante, de leurs ambitions mondaines… Il fallait donc que ce fût épatant…

Huit jours avant, tout était sens dessus dessous dans la maison. Il fallut, en quelque sorte, remettre à neuf l’appartement et que rien n’y «clochât». On essaya des combinaisons de lumière et des décorations de table, afin de ne pas être embarrassé au dernier moment. À ce propos, M. et Mme Charrigaud se querellèrent comme des portefaix, car ils n’avaient pas les mêmes idées, et leur esthétique différait sur tous les points… elle inclinant à des arrangements sentimentaux, lui voulant que ce fût sévère et «artiste»…

– C’est idiot… criait Charrigaud… Ils croiront être chez une grisette… Ah! ce qu’ils vont se payer nos têtes!…

– Je te conseille de parler, répliquait Mme Charrigaud, arrivée au paroxysme de la nervosité… Tu es bien resté le même qu’autrefois, un sale voyou de brasserie… Et puis, j’en ai assez… j’en ai plein le dos…

– Eh bien, c’est ça… divorçons, mon petit loup, divorçons… Au moins, de cette façon, nous compléterons la série et nous ne ferons pas tache parmi nos invités.

On s’aperçut aussi que l’argenterie manquerait, qu’il manquerait de la vaisselle et des cristaux. Ils durent en louer, et louer des chaises également, car ils n’en avaient que quinze; encore étaient-elles dépareillées… Enfin, le menu fut commandé à l’un des grands restaurateurs du boulevard.

– Que ce soit ultra-chic, recommanda Mme Charrigaud, et qu’on ne reconnaisse rien de ce que l’on servira. Des émincés de crevettes, des côtelettes de foie gras, des gibiers comme des jambons, des jambons comme des gâteaux, des truffes en mousses, et des purées en branches… des cerises carrées et des pêches en spirale… Enfin tout ce qu’il y a de plus chic…

– Soyez tranquille, affirma le restaurateur. Je sais si bien déguiser les choses que je mets au défi quiconque de savoir ce qu’il mange… C’est une spécialité de la maison…

Enfin, le grand jour arriva.

Monsieur se leva de bonne heure, inquiet, nerveux, agité. Madame qui n’avait pu dormir de toute la nuit, fatiguée par les courses de la veille, par les préparatifs de toute sorte, ne tint pas en place. Cinq ou six fois, le front plissé, haletante, trépidante et si lasse qu’elle avait, disait-elle, le ventre dans les talons, elle passa la dernière revue de l’hôtel, dérangea et remit sans raison des bibelots et des meubles, alla d’une pièce dans l’autre, sans savoir pourquoi et comme si elle eût été folle. Elle tremblait que les cuisiniers ne vinssent pas, que le fleuriste manquât de parole et que les invités ne fussent point placés à table selon la stricte étiquette. Monsieur la suivait partout, vêtu seulement d’un caleçon de soie rose, approuvant ci, critiquant là.

– J’y repense… disait-il… Quelle drôle d’idée tu as eue de commander des centaurées pour la décoration de la table… Je t’assure que le bleu en devient noir à la lumière. Et puis, les centaurées, après tout, ça n’est que de simples bleuets… Nous aurons l’air d’aller cueillir des bleuets dans les blés…

– Oh! des bleuets!… Que tu es agaçant!

– Mais oui, des bleuets… Et les bleuets… Kimberly l’a fort bien dit l’autre soir, chez les Rothschild… ça n’est pas une fleur du monde… Pourquoi pas aussi des coquelicots?…

– Laisse-moi tranquille… répondait Madame… Tu me fais perdre la tête, avec toutes tes observations stupides. C’est bien le moment, vrai!

Et Monsieur s’obstinait:

– Bon… bon… tu verras… tu verras… Pourvu, mon Dieu! que tout se passe à peu près bien, sans trop d’accidents… sans trop d’accrocs… Je ne savais pas que d’être des gens du monde, cela fût une chose si difficile, si fatigante et si compliquée… Peut-être aurions-nous dû rester de simples voyous?…

Et Madame grinçait:

– Parbleu! je vois bien que cela ne te changera pas… Tu ne fais guère honneur à une femme…

Comme ils me trouvaient jolie et fort élégante à voir, mes maîtres m’avaient distribué aussi un rôle important dans cette comédie… Je devais d’abord présider le vestiaire et, ensuite, aider ou plutôt surveiller les quatre maîtres d’hôtel, quatre grands lascars, à favoris immenses, choisis dans plusieurs bureaux de placement, pour servir cet extraordinaire dîner.

D’abord, tout alla bien… Il y eut cependant une alerte. À neuf heures moins un quart, la comtesse Fergus n’était pas encore arrivée. Si elle avait changé d’idée et résolu, au dernier moment, de ne pas venir? Quelle humiliation!… Quel désastre!… Les Charrigaud faisaient des têtes consternées. Joseph Brigard les rassura. C’était le jour où la comtesse présidait son œuvre admirable des «Bouts de cigares pour les armées de terre et de mer». Les séances, parfois, finissaient très tard…

– Quelle femme charmante!… s’extasiait Mme Charrigaud, comme si cet éloge eût le pouvoir magique d’accélérer la venue de «cette sale comtesse» que, dans le fond de son âme, elle maudissait.

– Et quel cerveau!… surenchérissait Charrigaud, en proie au même sentiment… L’autre jour, chez les Rothschild, j’ai eu cette sensation qu’il fallait remonter au siècle dernier pour retrouver une si parfaite grâce, et une telle supériorité…

– Et encore! surabondait Joseph Brigard… Voyez-vous, mon cher monsieur Charrigaud, dans les sociétés égalitaires et démocratiques…

Il allait débiter un de ces discours mi-galants, mi-sociologiques qu’il aimait à colporter de salon en salon, lorsque la comtesse Fergus entra, imposante, majestueuse, dans une toilette noire brodée de jais et d’acier qui faisait valoir la blancheur grasse et la molle beauté de ses épaules. Et ce fut dans un murmure, dans un chuchotement d’admiration que l’on gagna cérémonieusement la salle à manger…

Le commencement du dîner fut assez froid. Malgré son succès, peut-être même à cause de son succès, la comtesse Fergus se montra un peu hautaine, du moins trop réservée. Il semblait qu’elle affectât d’avoir condescendu jusqu’à honorer de sa présence l’humble maison de «ces petites gens». Charrigaud crut remarquer qu’elle examinait avec une moue discrètement, mais visiblement méprisante, l’argenterie louée, la décoration de la table, la toilette verte de Mme Charrigaud, les quatre maîtres d’hôtel, dont les favoris trop longs trempaient dans les plats. Il en conçut de vagues terreurs et des doutes angoissants sur la bonne tenue de sa table et de sa femme. Ce fut une minute horrible!…

Après quelques répliques banales et pénibles, échangées à propos de futiles actualités, la conversation se généralisa, peu à peu, et, finalement, s’établit sur ce que doit être la correction dans la vie mondaine.

41
{"b":"93276","o":1}