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A
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H*

Il se rencontrait de tout dans l'une des boîtes où tu passais tes nuits à recueillir (propension flaubertienne) la documentation nécessaire à informer un petit roman auquel tu travaillais. Ta passion de l'exactitude t'avait même menée à t'engager en ces lieux comme disquaire. Tu occupais ainsi utilement et profitablement tes insomnies. De ton perchoir tu pouvais collecter ce dont, pour te rassurer de l'ennui ou du dégoût qui parfois te prenait, tu te disais que cela constituerait pour tes travaux présents et futurs, une masse précieuse de données – réalistes, psychologiques, sociales, anecdotiques, urbaines etc. Tu observais avec méthode.

Une nuit que tu officiais et observais à ton accoutumée, il passa au pied de ton perchoir, en compagnie de l'infâme salope qui tenait la boîte, une créature séduisante et stylisée qui, comme sur une scène de théâtre on exagère voix, gestes afin de mieux signifier au public la passion qu'il s'agit de représenter, théâtralement donc arrêtée, saisie et moitié renversée se retenant à la rampe qui courait le long de l'escalier menant à ton perchoir, s'écria, selon la classique technique de l'aparté sur scène, à l'adresse fictive de la patronne, mais assez fort pour que tu l'entendes, ceci: «qu'il est beau ton disquaire!»

Et suspendant tout mouvement, elle se figea comme en extase invincible à tes pieds. A quoi, déchiffrant le sens de l'hyperbole et de la pantomime, mais étonnée du genre de l'exclamation, tu souris comme on sourit à une comédie qui menace verser dans la farce.

La patronne eut la charité de la détromper sur ton genre, révélation qui ne sembla ni dépiter ni désarçonner ta comédienne toujours pâmée spectaculairement dans une pose qui mettait en valeur la ligne gracile de son buste, sa gorge, ses épaules largement dévoilées par le décolleté de sa robe d'un goût que tu ne trouvais pas mauvais.

Tu l'invitas, comme il se doit, à te rejoindre sur ton perchoir, lui offris le haut tabouret de bar posé tout au bord du gouffre d'où tu l'avais extraite et lui commandas, sur ton contingent, un verre. Elle s'assit, croisant haut les jambes, qu'elle avait fuselées, accrochant le haut talon d'une de ses chaussures au barreau du tabouret, sortit un paquet de cigarettes de son sac à main (un sac à main de soirée, il te semble, une de ces pochettes de petit format recouvertes de soie noire), pour en extraire entre ses doigts aux ongles longs et peints une, qu'elle porta lentement à sa bouche soulignée d'un rouge à lèvres assez discret pour que tu ne le remarques qu'alors, au terme du parcours qui amenait ton regard de ses cuisses où avait reposé le petit sac jusqu'à sa bouche.

Si tu avais bien lu la scène, elle te faisait l'Ange bleu, et autres drames de femme fatale ou fatalement frappée d'un coup de foudre. Il te semblait que la didascalie suivante indiquait quelque chose comme: le héros (gentleman, voyou ou jeune Professor Unrat) allume la cigarette de l'héroïne. Ce que tu ne manquas pas de faire avant de te jeter sur les platines dont t'avait trop longtemps distraite la créature, et d'y accrocher au vol une galette et, de break en intro, faire un enchaînement standard et sans surprise.

Puis, d'enchaînement en enchaînement, on causa. De choses et d'autres, futilités, remarques sur les têtes inconnues, les habituées, la nuit et ses mœurs. Tu prenais bien soin d'offrir toujours une flamme aux cigarettes de H* (elle t'avait dit s'appeler ainsi) et de badiner comme il se doit, enchaînant, mixant de même que les disques, les répliques des vieux scénarios, des vieilles comédies sentimentales.

Elle descendit plus tard du tabouret avec grâce, te remerciant de ton hospitalité, de ta conversation, de ton feu et s'en fut en te soufflant un baiser d'adieu et esquissant une pose de ravissement au pied de ton perchoir, comme en écho de la première scène du premier acte qu'elle y avait joué.

A la fin de la nuit, alors qu'on fermait, la patronne te demanda comment tu avais trouvé sa vieille copine H*. Charmante. Elle eut un rire de triomphe et de sa voix rauque et grasse de vieille maquerelle, vous vous doutez bien, ma chère, c'est un trans, il vous a trouvée d'une galanterie parfaite.

Tu t'en doutais en effet, à la voix trop grave, à la féminité trop visiblement calibrée et calculée de H*. Il était peu probable cependant qu'elle eût chargé la vieille de faire ces révélations pour désamorcer un aveuglement dont elle aurait eu peu à redouter. Pourquoi donc balancer ainsi le secret de ses vieilles copines et faire à leur place des aveux qu'on pouvait soupçonner H* de ne pas désirer exposer sans fard aux objets de ses feintes? Petite trahison et saloperie de maquerelle. Indélicatesse triomphale qui désape et met à poil en deux mots les secrets fragiles et les pudeurs tant bien que mal composées.

H* revint plusieurs fois passer des heures de la nuit, assise immuablement sur ce haut tabouret près de toi. Fumant patiemment, croisant et décroisant ses jambes, attirant les regards des femmes qui passaient. Elle se représentait aux yeux, sur cette estrade exposée à tous les regards, comme un objet obscur, séduisant et fatal, sirène attachée à son rocher d'élection.

Tu n'avais rien modifié de tes manières. Tu la traitais avec toutes les attentions possibles. Tu la laissais régner sur le petit royaume d'où tu gouvernais le rythme des nuits. Elle s'appuyait parfois familièrement sur ton épaule pour te confier aux yeux de tout le monde des choses à l'oreille.

H* te fit une nuit le récit auquel tu t'attendais. Jamais tu ne lui avais posé de questions qui l'eussent contrainte à dévoiler ou à cacher le secret de son identité. Tu avais évité aussi les interrogations sur son métier, sa vocation, ses activités passées et présentes.

Faut-il vraiment que tu rapportes son récit en ses détails les plus tragiques ou sordides? Sans doute, je ne vous apprendrais rien. Ni du bordel, ni de la boucherie de ces affaires. Il semblait qu'elle en parlât tranquillement. Et tu l'écoutais tranquillement. Elle te rapporta tout aussi tranquillement ce qui avait été la terreur de sa vie, qu'un client, se réveillant de son aveuglement, dans un éclair de lucidité ou d'horreur, l'assassine. Et, alternativement s'étonnant – y avait-il de la coquetterie ou du désespoir dans cette remarque? – de ce qu'ils ne remarquaient jamais rien, qu'ils ne voyaient pas la différence, et qu'ils ne la voyaient toujours pas même après qu'elle la leur eut, parfois, dite.

Elle revint encore une fois te voir après cet aveu. Identiquement parée et charmante. Tu l'accueillis comme au premier jour – ou plutôt à la première nuit – lui offrant son drink habituel. Elle sortit son paquet de cigarettes de sa pochette de soie, en saisit entre ses doigts aux ongles longs et peints une, qu'elle porta lentement à sa bouche soulignée d'un rouge à lèvres plus violent qu'à l'habitude, observant ton regard qui remontait dans le sillage de la cigarette, de ses cuisses jusqu'à sa bouche. Aspira longuement la première bouffée de sa cigarette allumée à la flamme de ton zippo. Et de frivolités vous conversâtes comme avant, comme toujours. Et penchée à ton oreille, comme avant, comme toujours, elle te glissa de sa voix grave des confidences de rien. Puis te quitta, mimant une fois encore au pied de ta falaise la scène du ravissement et du regret.

[Nuit 7]

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