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N*

Trois états constituaient cette année-là l'hypocloud du lycée Henri IV: un petit peuple studieux, un clergé fanatique de militants politiques, une minorité décadente et libertine.

C'était dix ans avant la révolution de 89.

Le peuple studieux siégeait sur l'aile gauche de la classe, la plus proche des fenêtres, juste sous le regard professoral; les libertins sur l'aile droite; le clergé militant, quant à lui, stratégiquement enfoncé, tel un coin, entre ces deux ailes.

Tu n'avais pas la fibre militante, non plus que laborieuse. Pour la première fois de ta vie, tu faisais enfin ce que tu voulais. Fini les dix heures de maths et les neuf heures de physique par semaine que la sagesse de tes parents et leur légitime ambition à ton endroit t'avaient infligées des années durant. Tu ne ferais jamais X ni Centrale ni autre école de ce genre. Tu n'y eusses d'ailleurs certainement pas réussi: il y faut une application masochiste dont tu n'as pas le secret, ou une passion que la machine scolaire est rarement foutue de susciter.

Cultivant depuis toujours le vice de la lecture solitaire, tu n'avais d'yeux que pour ce que l'on n'ose plus appeler les humanités. (Et il est dommage, t'arrive-t-il de penser à présent, que tu n'aies pas rencontré dans tes lectures de livres qui eussent pu t'inspirer alors une passion analogue pour les sciences. Quand tu as jeté un coup d'œil, il y a quelques années, à tes livres de maths de première et terminale avant de les ranger au plus haut de ta bibliothèque nouvellement construite, tu as été saisie de colère à l'endroit des pédants qui avaient eu le front d'infliger à des générations un tel abominable dégueulis. Tu avais oublié que le but de cet enseignement n'a jamais été d'en inculquer le goût aux malheureux mais se résume à faire de la discipline un pur instrument de sélection. Il serait oiseux, dans cette perspective, d'en appeler à l'intelligence, à la curiosité naturelle, d'offrir la moindre aventure, la plus petite échappée de sens. On pourrait, et quel scandale ce serait, se découvrir une passion pour la mathématique; on ne sait où cela pourrait bien mener, et la société tout entière avec. Il t'a fallu atteindre la trentaine et lire l'anglais couramment pour te plonger dans une honnête histoire des mathématiques et enfin en apprendre quelque chose. La littérature, quand bien même hachée menu et grotesquement noyée dans le brouet aseptique des Lacharde et Mignard, surnageait encore par fragments. La culture de ce côté-là, quoiqu'émiettée, réduite, n'était point encore entièrement atténuée et neutralisée. Le vaccin n'était pas parfait. Un paragraphe de Montesquieu, de Stendhal ou de Flaubert, un vers de Baudelaire, d'Aubigné, de Racine, même amputé, défiguré, enrobé de glose fade se pouvait encore montrer virulent sur un terrain favorable. Tu crains bien que les derniers progrès pédagogiques n'aient éliminé les ultimes possibilités d'inoculation accidentelle.)

Mais tu digresses. Oui, tu aurais pu avoir du désir pour les mathématiques mais tu n'en avais que pour les disciplines du sens. Enfin tu te trouvais au lieu béni de leur empire. Libération inouïe. Le libertinage littéraire n'était plus vice caché et cultivé en secret.

Et de même, tes autres penchants trouvaient à s'épancher en ce lieu libéral. Année heureuse de toutes les audaces et de toutes les tentations, de toutes les poursuites, de toutes les aventures.

Tu diras parmi d'autres, une. Pourquoi celle-ci plutôt qu'une autre? Soit. Tu diras quelques autres aussi, un autre jour, bientôt. Elles ont le charme des romans d'éducation. Ne te paraît-il pas, à vingt années de distance que tout, et jusqu'à tes passions, à tes sensations avait une énergie, un optimisme qui se sont depuis perdus? Illusion charmante que procure le récit rétrospectif d'une jeunesse: le monde n'était-il pas alors plus neuf, et ta sensibilité aussi? Charmant topos. Et jeune imbécile qui croyait en sa propre puissance, tout émerveillée d'essayer enfin ses jeunes forces dans les disputes intellectuelles, dans d'exaltantes entreprises de séduction. Tu étais enfin, croyais-tu, à ton affaire. Triompher dans les exercices rhétoriques, filer à grisante vitesse les doux nœuds de la problématique. Tout apprendre, tout connaître, tout conquérir par le libre jeu de l'esprit.

Une, donc. Pourquoi elle? Parce que, jeune imbécile, ton aventure avec elle te fit le même effet que tes lauriers scolaires. Un triomphe de la volonté, un prix d'excellence arraché de vive lutte dans la compétition féroce du libertinage.

N* était ce que le monde s'accorde à considérer une très belle femme. Tout, et jusqu'à l'austère clergé, soupirait après elle. Un canon. On t'a dit qu'elle avait fait la couverture d'un de ces magazines grand public dédiés au spectacle de la plastique féminine.

Il te vient un regret. C'est de l'avoir si peu connue au fond. Le seul portrait que tu sois capable d'en faire aujourd'hui est tout extérieur. Portrait sur papier glacé qui ne présente qu'une icône à fantasmes. Et au revers, les traits d'une belle intelligence… Pourtant, mais tu ne sais comment articuler cela, comment même le capturer dans les fragments de souvenirs qui t'en demeurent accessibles, elle était autre que cela… Confusément tu le sens, tu le sais, alors même que sa figure demeure sans épaisseur, comme sans substance…

Tu ne sais même plus comment tout a commencé, et par quelle manœuvre tu l'avais convaincue de t'accorder un rendez-vous. Par quel petit billet convoyé de voisin en voisin jusqu'à sa place. Car c'est un vrai roman épistolaire polyphonique qui se composait pendant les heures de cours dans les rangs de l'aile droite. Un condensé des Liaisons dangereuses, abâtardies de métaphysique allemande.

A écrire ce titre, la mémoire des circonstances, étrangement, te revient. Voilà, j'y suis. Tu poursuivais de tes assiduités épistolaires *** qui hésitait à céder à tes instances et pour se donner peut-être du temps ou compliquer l'intrigue te suggéra ou t'enjoignit (tu ne sais plus) la conquête de N*. Etait-ce là la condition de son assentiment à tes vœux? (Peut-être, car non longtemps après, en effet, elle se rendit à tes désirs.) Elle s'offrit même à s'entremettre entre toi et N*; N* qui lui aurait manifesté avoir à ton endroit de la curiosité, peut-être un possible goût, et plus si affinités. Il se peut que là où dans ta jeune vanité tu as cru emporter N*, ce soit elle qui subtilement t'ait amenée au point qu'elle méditait. (Tu croyais faire le siège d'une forteresse, et tu battais la campagne…)

Tu ne sais plus ce que *** lui écrivit (tu ne l'as peut-être jamais su), ni ce que tu communiquas à N*.

Quoi qu'il en ait été, un vendredi, veille de vacances (de Pâques, il te semble), après déjeuner, te voilà déambulant avec N* dans les rues du Quartier latin. Il t'en reste le souvenir des hommes qui se retournent sur votre passage, de ceux qui sifflent et de ton abasourdissement à tel spectacle. Et même de ton indignation. Si tu étais elle (mais évidemment, tu n'es pas elle), au lieu de subir pareil déferlement de grossièreté, tu ne te retiendrais pas d'aller claquer la gueule, une bonne fois pour toutes, de ces crétins. Manifestement, tu n'as pas l'habitude de causer des émeutes dans les rues. Tu n'as pas l'habitude encore, non plus, de te faire jeter des cafés pour conduite indécente par un serveur plus jaloux encore que scandalisé, ce qui vous arriva assez vite après que sur la banquette d'arrière-salle obscure d'un bar de l'Odéon vous aviez passé quelques moments à vous embrasser. Souvenir précis, ici, magnifiquement précis, de l'obstacle de ses dents à peine entrouvertes que N* jouait à opposer à ta langue.

Il était hors de question d'aller causer une émeute au jardin du Luxembourg. Les cafés n'étaient pas un bon plan. C'était une découverte aussi pour N* qu'une telle exclusion; d'habitude, te dit-elle, il n'y avait pas de problème; tu pointas à son intention la petite différence par rapport à l'habitude. (Précise, pour l'intelligibilité de ce récit, que tu portais à l'époque les cheveux extrêmement longs.) Elle te proposa enfin d'aller chez elle, non loin de Saint-Sulpice, pourvu que tu lui laissasses le temps de s'assurer qu'il ne s'y trouvait personne.

Tu te souviens l'avoir attendue en bas de l'immeuble, déchiffrant les titres de vieux livres à l'étal d'un bouquiniste, dans un état de mortelle terreur et excitation tout à la fois, car tu n'avais jamais envisagé que l'aventure allât si loin si vite. Tu avais calculé un flirt un peu poussé, or voici que se profilait la perspective d'une chambre, d'un lit. Et quelle figure y ferais-tu? Une panique stendhalienne s'insinuait dans tous tes membres. Pas un titre de livre ne faisait sens, et N* qui ne revenait pas. Peut-être reculait-elle aussi, l'immeuble avait-il une autre sortie et s'était-elle défilée tandis que tu compulsais d'abscons volumes d'antan en trompant le temps, l'attente. Ce soupçon qui t'effleura piquait ta vanité et ton orgueil tout ensemble. Impatience mortifiée, panique d'excitation… Égarements du cœur et de l'esprit.

Elle revint pourtant.

Dans la cuisine, sur une table, auprès d'une cage à oiseau posée sur un papier journal, il y avait un échiquier, une partie engagée. Dans la chambre, un piano.

And then what? Il ne servait de rien pour dompter ta panique de te dire que le monde entier aurait sans doute bien voulu se trouver à ta place. Il ne servait de rien non plus pour vaincre ta paralysie de fouetter ton orgueil et envisager l'exercice comme une épreuve de concours où il s'agit non seulement de bien faire mais d'exceller, et l'emporter sur le monde entier. Et quelle différence entre cela et une dissertation sur un sujet difficile?

Then what? C'est là que cet indéfinissable qui fuit ton souvenir revient te hanter. Then, il y avait N* qui sans doute, à la différence de la jeune imbécile que tu étais, avait plus de sensualité et de tendresse que de vanité et probablement, en évitant de te prendre pour le monde entier, te sauva en dépit de toi-même de ton infernal orgueil et de ton libertinage de misère.

Tu déchiffres rétrospectivement, mais en négatif, tout ce que tu ne saurais dire ou décrire de N*. Quelque chose de sa subtilité, de sa qualité. Et que tu ne peux aujourd'hui ni dire, ni décrire car, jeune imbécile que tu étais, tu ne l'as pas perçu, même si tu n'as pas manqué d'y être, heureusement, sensible au moment où N*, dans sa grande douceur (car dans cette après-midi passée dans son lit, tout fut doux et subtil), t'en faisait la grâce.

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