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Elle t'avait accompagnée à l'aéroport. Ta mémoire est saturée d'aéroports, d'adieux dans des aérogares. Vous aviez pris un dernier café ensemble avant de vous séparer, assises face à face, de part et d'autre d'une table constellée de taches circulaires laissées par les fonds de verres des voyageurs précédents et, qu'apportant vos deux cafés, le serveur ne manquera pas d'essuyer d'un coup de son chiffon humide et sale. Elle te dit que l'on avait remarqué ce matin au sortir de la douche, sur son omoplate gauche, une trace étrange et sombre qu'elle n'est pas parvenue à apercevoir de ses propres yeux, quelque effort qu'elle ait fait pour ressaisir par un jeu de réflexions subreptice une image – même oblique – de son dos dans les miroirs qui ornent sa salle de bains. Elle dit être demeurée silencieuse et s'être contentée de s'envelopper dans sa serviette. Elle dit aussi qu'elle aurait voulu demander pourtant à quoi ressemblait cette trace qui échappait à ses regards, à ses ruses, mais elle a craint que l'on ne s'étonne et lui en demande l'origine.

Elle a dit qu'elle avait craint qu'on ne l'interroge; peut-être en a-t-elle eu l'espoir tout autant, et que cette marque dans son dos fasse signe. La question qu'elle attendait et qui n'est pas venue la hante.

Des voyageurs se sont levés, leur vol appelé à embarquer; ils auront laissé rouler sur la table au milieu des tasses et des soucoupes sales leur menue monnaie. Tu lui as demandé, brusquement peut-être, si elle t'en voulait d'avoir laissé sur son épaule cette trace. Tu tentais de l'imaginer. Tu aurais voulu qu'elle te la montre. Tu ne peux quand même pas lui demander de se déshabiller au beau milieu d'un aéroport. Alors de te la décrire, mais elle ne l'a pas vue, elle ne peut l'apercevoir, s'en faire une idée. Elle la sent comme une brûlure sourde dans son dos, ou encore un trou dans sa peau, n'ouvrant sur rien, sans fond ni bord. Quand tu y songes, elle ressemble sans doute à toutes les empreintes que laissent des dents sur la chair vivante. En disant cela, il t'est venu dans la bouche un goût de sang et elle a dû voir tes mâchoires se contracter au ressouvenir de la morsure. A te regarder alors, lui revint-il le désir qui lui a fait te prier de lui infliger cette douleur au milieu du plaisir?

Plus tard, tu l'as raccompagnée vers le parking. Elle avait prévu de te quitter au bout d'un long couloir aboutissant à des escaliers roulants. C'est là qu'elle te dirait de t'en retourner vers les salles d'embarquement. Par les grandes parois vitrées, on voit les nuages se ruer depuis les confins de l'horizon, assombrir le ciel. Tu revois tomber les premières gouttes de pluie, leur vois faire dans les flaques d'eau abandonnées par la dernière averse les premières ondes concentriques, les premières interférences. Tandis que vous cheminez, tu la presses soudain d'imaginer que ton avion s'écrase: la trace dont elle souhaite la disparition, de peur qu'elle la trahisse, et toi avec elle, cette trace, combien elle lui deviendrait chère quand aurait disparu celle qui l'imprima sur sa peau… Les avions qui décollent assourdissent tes paroles. Tu lui dis encore de s'imaginer jour après jour la sachant s'évanouir, nuit après nuit plus pâle dans le miroir voilé d'un deuil tenu secret, la mémoire de toi s'effaçant enfin de son corps et ce signe palimpseste des sens qu'elle seule – qui ne le voit pas -, et toi seule – qui ne serais plus – auraient su déchiffrer, devenir lettre morte. Mais les avions ne s'écrasent pas l'entends-tu répondre. Parfois seulement, moins souvent que les voitures ne s'emboutissent… Et si elle devait mourir sur le chemin du retour dans un accident, l'empreinte de cette morsure infligée s'irait mêler indistinctement aux blessures défigurant sa chair, la douleur amoureuse de tes dents sur sa peau se perdrait dans la confusion de sang et de métal tordu où nul ne saurait plus lire…

Il était l'heure de se quitter. Tu étais partie bien des fois déjà, et bien des fois elle t'avait accompagnée jusqu'à cet aéroport ou un autre, mais cela avait eu lieu avant. Avant l'imposition de ce stigmate sur son corps.

Au bord de l'escalier, tu te souviens t'être arrêtée et l'avoir retenue pour lui dire que tout ceci pourrait être une histoire dans un roman que se racontent deux amantes au moment du départ, dans un aéroport, à la croisée des chemins, aux portes d'une ville, au pont-levis d'un château, quelque part, pour tromper leur douleur. Dans le roman, dis-tu, elles se seraient quittées au haut d'une volée de marches, l'avion s'écraserait, se perdrait au-dessus de l'océan, amerrissage sans amers… Et elle, se remémorerait-elle, se serait-elle remémoré, la fiction que tu lui aurais racontée, de l'amante et de la trace que lui fit répudier le remords, chiffre secret et posthume du plaisir?

[Nuit 12]

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