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Ultimément, tu agis comme si la chose était réelle et ressentie, et comme si tu parlais encore avec elle que tu as cru connaître. Tu éprouves, après coup, toute l'absurdité de ta conduite et parfois la crainte qu'elle n'interprète ta réponse comme une sorte de sentimentalité intéressée, les marques d'affection comme une faiblesse ou un calcul. Et au terme de tout, tu es surprise toujours des marques lointaines de sa bénévolence à ton égard, et te demandes si c'est là le lien ancien qui peut-être jamais ne fut, ou si fugacement, qui fidèlement les dicte, ou encore autre chose (mais quoi? tu es fatiguée de relire Balzac, Gracian, Acceto, La Rochefoucauld…). Et encore, tu te demandes de loin en loin pourquoi tu la vois si rarement, si c'est parce qu'elle te trouve si retirée, tes intérêts peut-être trop éloignés du monde qui la hante, de ce monde qui l'absorbe semble-t-il entièrement (de ce monde où elle s'absorbe entièrement? pour se fuir? pour s'abdiquer? ou bien parce qu'il n'y en a pas d'autre…), ou si c'est parce qu'elle se sent aussi étrange avec toi que tu te sens depuis si longtemps avec elle, dans l'incertitude où vous êtes du terrain sur lequel vous vous rencontrez, le virtuel ou l'artificiel, et craignant de choisir irrévocablement l'un ou l'autre. Et surtout, si tout cela ne se passe pas que dans ton crâne et que ne s'y meuvent pas même des fantômes aux limbes d'un bref passé défunt, mais les pures hallucinations du sens, des moirures psychologiques sans une parcelle de substance, des ombres sans corps pour les porter, rien que toi et toi jouant contre toi-même – n'es-tu pas ton meilleur adversaire? – au jeu antique et déraisonnable de l'analyse.

Et tout cela, cette dissection interminable des ombres, trop psychologique et naïf encore de ta part.

Une petite écharde cynique et banale te point dans tes odyssées mentales, instillant à l'animal janséniste et contemplatif ce soupçon que le monde n'est qu'un champ de bataille où se déploient les intérêts, les luttes et les ruses stratégiques de l'ambition et de la puissance, inauthentique de part en part, l'authenticité n'étant que l'ultime fiction déployée par l'inauthentique pour mieux t'aider à t'abuser, et que ce que tu crois délicatesse morale ou penchant intérieur et souverain n'est que fonction (ou écran) de ton impuissance à poursuivre les seuls biens réels qui soient, ici et maintenant, et que tu n'as pas la vertu de désirer sans scrupule car te fait défaut le courage de reconnaître qu'il n'y a rien dans cette vie (qui est la seule qui jamais nous sera donnée) au-delà d'influence, vanité, femmes, fortune… Mais est-ce ta faute si la foi te fait défaut? Si tu n'arrives pas à croire en ces objets, si aucun ne t'enchante? Tout ce que tu en as goûté, quand tu croyais encore les désirer, ne t'a jamais donné nul plaisir. Toute la religion de la subjectivité (l'idolâtrie des désirs, la logique du divertissement, la théosophie des rivalités, l'art d'assujettir) te paraît grotesque. Ce qui, à d'autres, paraît la solidité et le plaisir mêmes, te paraît, à toi, fumée, ennui. S'il avait suffi de se mettre à genoux pour croire… Ironique aporie de la souveraineté: pour régner, ne faut-il pas s'agenouiller?

Parfois Y* te manque.

Un matin, dans un taxi qui t'emportait vers un aéroport, vers une gare, vers un amphi de cours – la radio branchée sur quelque programme culturel t'apporta sa voix, la voix nue, enchanteresse de Y* qu'il te sembla jamais n'avoir entendue encore dans sa nudité, dans ses harmoniques, dans ses inflexions, son spectre, la fulguration érotique d'un désir sans histoire et sans espoir.

Tu songes à la simplicité qu'il y aurait eu à l'appeler, la rencontrer dans quelque jardin discret, café obscur. T'apparaît peut-être la figure de ce que tu désirais: la ravir à son milieu, comme s'il était possible de la dépouiller de ces traits que sans doute l'adaptation à ce monde, dans la sorte de compétition darwinienne qu'il force, l'a conduite à adopter. Ironie: ce désir héroïque du dépouillement outrepasse l'empire même, il l'absolutise. Ironie encore: de milieu, tu n'en as pas, n'as développé nulle adaptation spécifique à aucun et c'est ce qui fait si puissamment que tu n'es chez toi nulle part et que ces phrases sont le seul milieu que vous partagerez jamais.

Où dénouer le fil du désir. Rêver des nuits. Errer encore parmi les ombres.

[Nuit 9]

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