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Ne risquais-tu pas ensuite, entendant pourtant t'écarter des mœurs de ton temps et de son idolâtrie du désir, de te voir assimilée à ce même culte? Que par l'effet du malentendu – soigneusement institué et entretenu, te semble-t-il – qui régit aujourd'hui si grotesquement toute publication, l'on t'agrège au troupeau de tes contemporains dévots?

Certes, parce que l'objet de ton livre est d'écriture anciennement dite intime et qu'elle s'applique à la dissection du désir, quel critique scrupuleux hésitera à te ranger dans le même sac que la débauche de plumitifs voués à faire boutique leur cul? Mais est-ce parce que les idolâtres, les fétichistes, les pornographes occupent le terrain, y bâtissent chapelles, totems et bordels, qu'il faudrait leur abandonner l'étendue entière du discours sur le désir? Est-ce parce que tant de tes contemporains s'en sont emparés et l'occupent que tu devrais, crainte d'être surprise en si vulgaire compagnie, en si mauvais quartier, soigneusement t'abstenir de le traverser, et céder ainsi à cette forme radicale, spectaculaire et outre-moderne de censure? (Mais peut-être ont-ils déjà fini d'exproprier et de bétonner l'espace entier du désir… intégralement distribué en lotissements publics, dévoré par les HLM, cages à lapins et hypermarchés de la libido… Cette manie de filer les métaphores…)

Plus grave enfin, et ne recule pas à envisager cette possibilité: et si, croyant résister à l'empire du discours dominant, tu ne faisais que pratiquer cette forme – si française de résistance qui s'appelle la collaboration?

C'est là de tous les points le plus inquiétant. Ne succombes-tu pas à une imposture subtile et redoutable? Analogue un peu à ce vieux paradoxe par lequel celui qui va proclamant que le non-être n'est pas, dans le moment même où il le nie, le postule et lui prête ce soupçon ironique de substance qu'il s'emploie à raturer… Mais c'est peut-être faire trop d'honneur (les honneurs de la métaphysique) aux pathétiques petits calculs de la pornocratie que l'époque sécrète aussi naturellement que l'État sécrète de la bureaucratie et la société, sincèrement, de l'hypocrisie. Qui t'assure toutefois que ta critique du désir n'est pas une ruse supplémentaire de son empire? N'es-tu pas à ton insu, à ton corps défendant, en train d'en faire la propagande, comme partout et en tous lieux de ce monde de la post-modernité occidentale, en cette époque du capitalisme tardif, ceux mêmes qui en dénoncent les maux, ne cessent de faire de l'idole la publicité?

Peut-on échapper à la publicité du désir? (Et comment l'entendez-vous?)

Il arrive à certains de s'indigner encore qu'il ne se puisse pas vendre une bagnole, un détergent, une marchandise, un bien, un objet, que la publicité, qui est l'art affecté à l'endoctrinement des multitudes dans le rituel du désir (nous avons des panneaux publicitaires, des clips comme d'autres ont des muezzins, eurent des vitraux ou des hymnes, afin de nous rendre sensibles les articles de la foi que sans eux nous ne saurions imaginer, et pour suppléer à notre pauvre intelligence de nos besoins et de nos devoirs, car nous ne saurions désirer seuls et sans instruction ou grâce particulière, les biens), ne le sertisse ou ne l'affuble de ses emblèmes et de ses fétiches. S'agit-il vraiment de te vendre une chose, de t'inciter à l'achat d'un bien? Ne vous paraît-il pas que la marchandise est prétexte – à indignation, à spéculation… La publicité ne vend, ne fait propagande que pour une chose et une chose seule. Vous croyez qu'elle parle du monde des biens marchands?

Erreur.

Elle ne parle que d'elle-même et de son ressort ultime: le désir, pur.

D'où la débauche de femmes à poil, à genoux, la légion de corps spectaculaires paradés sur les murs, les écrans, les pages… Vous croyez encore que la plus-value, le dangereux supplément ont leur source et secret dans un travail? Erreur grossière de vieux marxistes que vous êtes demeurés… La transcendance de la valeur et son fondement, c'est le désir. D'ailleurs, qui vous enjoint encore de travailler? Mais désirer, encore et toujours, universellement, à plein régime, à vide de charge, en deuil, à l'agonie, à l'article de la mort, du sein des massacres, au pied des échafauds, qu'importe…

C'est à cela qu'on vous dressera, mon amie.

Par corps dénudés, disponibles, offerts, provoqués; par pornographie généreusement déversée dans tous les tuyaux, câbles, médias connus et à venir; par apologie de la transgression, de la subversion et leur discipline rigoureuse; par hystérisation de toutes ces vieilles choses victoriennes, puritaines qui vous ont trop longtemps, trop douloureusement empêchée…

Et les grands prêtres iront psalmodiant l'antienne que sur son désir point ne faut céder.

Et les grands camerlingues iront jurant leurs grands dieux que jamais pénurie ne laisseront s'installer de carburant ni de pièces détachées pour nos machines désirantes.

Et les grands inquisiteurs, après avoir passé à la question ordinaire et extraordinaire les pièces du procès, iront insinuant – c'est-à-dire libéralement décrétant et prononçant – que telle princesse de roman à la canonisation douteuse, et qui préféra le repos à l'objet de son désir, god forbid, se damna de névrose masochique et narcissique…

Et les ordres mendiants iront décriant les injustices distributives, le scandale des bonnes fortunes et des privilèges érotiques, et faisant commerce de la nostalgie d'un temps primitif où le désir était plus pur, où la dérégulation des structures élémentaires du trafic des corps n'avait pas profané encore la chaste fraternité du foutre.

Et les béates iront encensant les ostensoirs du mystique objet petit a, tenant comptabilité rigoureuse de leurs quotidiennes dévotions, du moindre de leurs agenouillements, et hautement professant n'avoir pas une fois en un quart de siècle été visitées au sein des orgies les plus sévères par le malin plaisir, tant ardemment les poignaient l'espérance en l'extase annoncée, l'assomption ineffable.

Car jouir, vous jouirez, en vérité on vous l'a dit, cela est promis, il n'est que de célébrer fervemment l'office de la bonne parole du désir.

Car jouir, notre économie, notre commerce humain, la possibilité même de notre religion l'exigent.

Car jouir, en nature, cash ou à crédit (à crédit surtout, et jusqu'à l'usure), vous jouirez, cela est contractuellement stipulé dans le nouveau pacte.

Vous vous enverrez en l'air et ce sera le paradis sur terre (mais en quoi cela diffère-t-il du vieux credo selon quoi vous vous enverrez en terre et ce sera le paradis aux cieux?).

A cette religion universelle, que pourrait-on opposer? Les affres du doute, le vacillement, l'impuissance, un peu d'anticléricalisme affiché… rien de tout cela, ni l'hérésie, d'ailleurs, ni le schisme, ne porte à conséquence. C'est même le moins que l'empire du désir puisse attendre de ses sujets, la condition même de leur sincère profession du culte.

L'incrédulité seule est vicieuse.

Aussi, dans cet ordre mineur que constitue, parmi les clercs, la littérature, ne seront plus reçus comme vœux que ce qui du sujet s'exhibera et confessera publiquement comme l'expression reconnaissante du pur désir: la poétique comme liturgie et comme orgie, l'œuvre litorgique ou liturgiaque.

L'ironie seule est damnable.

La chair sera fade et vous croirez lire toujours le même livre.

Ainsi s'achève nécessairement, au terme de la durée de cinq heures dévolue à l'écriture par une règle qu'il y a seize mois tu te proposas (et la seule entre toutes scrupuleusement appliquée), le dernier excursus nocturne de ce petit volume composé aux marges de la mémoire, selon un art qui est le sien seul, et au gré de ton bon plaisir.

[Sur machines Apple Macintosh, 19 juillet 2000 - 19 novembre 2001]

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