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A
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E*

L'image que te présente ton souvenir ressemble à cela: une salle de conférence confusément gothique, des tables alignées dessinant une ellipse très allongée, ta tête que tu tiens entre tes mains sans doute pour lui éviter de divaguer et, dans cet espace interne où habite un je, une sensation vertigineuse de désert où viennent résonner les paroles que très loin, tout au bout de cette ellipse qui n'en finit pas, quelqu'un profère. La détresse, la détresse terrible d'être condamnée à rester là, à te tenir la tête. Car cela ne finira jamais. Cette sensation que tu n'avais pas connue depuis le lycée, depuis tes classes de lycée. A subir le déferlement de discours sans passion mais si pleins de componction, de dévotion, de certitude du bien. Un conclave de bigots radotant de la réforme du catéchisme littéraire post-retour du sujet.

Tu t'ennuyais donc mortellement à ce colloque où l'on avait réuni, sous tu ne sais plus quel prétexte, une palette d'universitaires et d'écrivains divers. (Il te suffirait de fouiller dans une des piles de dossiers qui encombrent ton bureau et en quoi se résume l'archive de ta vie objective pour retrouver le programme du colloque et le texte que tu y prononças, mais à quoi bon? Tu as dit écrire de mémoire, et les failles en sont aussi troublantes et propres à ton propos que les lignes de crête.) C'est en règle générale une mauvaise idée que d'aligner des écrivains dans une salle et les faire causer. Il y a de quoi vous dégoûter de la littérature (ton seul possible remède au dégoût farouche de l'humanité dont tu ne sais alors vraiment plus comment te défendre).

Ton ennui devait se voir; l'ennui te met d'humeur mauvaise. Une romancière française s'offusqua de tes propos. Lors d'un déjeuner, elle te fit grief de ce qu'elle considérait comme tes opinions outrageusement pro-américaines, dangereusement désenchantées, cyniquement nihilistes. Trop d'adverbes dans tout ce discours.

Dans tous les débats elle s'essaya à te contredire. Elle avait des points de vue positifs, beaucoup de foi en supplément de ses adverbes. Toi, tu n'es jamais que sceptique. La religion de la littérature et de ses éminentes vertus, son humanisme, son hyperbole te font défaut. La contradiction te fortifiait; elle était, dans l'abyssal ennui qui t'assiégeait, ta seule jubilation.

Il te sembla le dernier soir que, loin de prendre ces débats oiseux pour les banales joutes rhétoriques à quoi au fond ils se résument, ta romancière se croyait méprisée de toi et qu'elle en était blessée. Tu n'avais de surcroît pas manifesté avoir lu ses œuvres, tu n'en avais pas marqué de considération. Tu voulus, ce dernier soir, réparer l'impression sans doute brutale que tu lui avais faite et, lui demandant un exemplaire de son dernier roman, entrepris, dans le brouhaha des conversations d'apéritif, de le lire.

C'était faire exhibition d'un talent que tu as acquis à force de lecture, et qui te permet de parcourir un volume de deux cents pages – pourvu qu'il ne soit pas la traduction grotesque d'une thèse de métaphysique allemande – en trente minutes et d'en retenir assez pour en causer. Ce qu'ensuite tu fis avec l'auteur, suffisamment bien pour qu'elle éprouve à tes remarques, à tes questions, de la surprise et du plaisir.

En justification de ce petit talent, de cette petite arme secrète dont tu dus dévoiler les batteries, disons qu'un roman, c'est comme un moteur de voiture: n'importe quel mécanicien un peu professionnel sait à la première inspection en reconnaître le type, ses pathologies les plus courantes et l'articulation de sa mécanique. Il y en a quelques modèles courants, un nombre infime de rares, de ceux qui vous forcent à réviser vos connaissances, vous obligent à les démonter dans le détail pour en comprendre le fonctionnement. Il se rencontre plus de berlines familiales sur les routes de la littérature que de Ferrari ou de prototypes. Disons aussi que la littérature tient plus à tes yeux de la mécanique que de la religion. Tu n'y vois ni transcendance ni ineffable. Plutôt des soupapes, des cylindres, des allumages… Ce qui ne présume en rien des transports qu'elle peut nous procurer, non plus que des contrées où elle peut nous mener.

Tu fis savoir à ta romancière que son véhicule était de bonne facture, mécanique solide. Qu'à l'oreille tout tournait parfaitement rond, que la musique du moteur était agréable, la carburation bien réglée.

On se sépara donc après dîner sur un excellent sentiment et tu regagnas ta chambre d'hôtel, comptant faire tes bagages car demain le colloque se dissout, les romanciers français reprennent l'avion pour Paris, et toi celui pour N.Y. où tu résides. Pour une fois, tu te coucherais de bonne heure. Depuis combien de temps ne t'es-tu pas couchée de bonne heure?

Tu étais en caleçon et la brosse à dents en main lorsque le téléphone sonna. Ta romancière te proposait de la rejoindre au bar prendre un dernier verre.

Ça ou l'insomnie… Tu renfilas ton pantalon et pris l'ascenseur.

Tu es assise dans un de ces fauteuils qu'on appelle club, face à une table ronde et basse. Calée confortablement au fond du fauteuil, les bras reposant sur les accoudoirs, jambes allongées devant toi. Le bar est un de ces endroits décorés de velours rouge, de boiseries, de lampes qui ne diffusent qu'une lumière tamisée. L'image du souvenir baigne dans sa pénombre rouge. La romancière se prénomme E*, elle est assise à ta gauche dans un fauteuil identique placé à angle droit par rapport à l'axe du tien. Elle se tient sur son bord, resserrée sur elle-même. Toutes ses manières, et jusqu'à celle de s'asseoir, sont d'une parfaite féminité. Ou comment occuper dans l'espace du monde le moins de place possible. Tu as commandé un cognac, tu en commanderas un certain nombre encore avant de quitter ce bar. Tu crois te souvenir sur la table devant vous de deux verres identiques. Mais tu ne saurais assurer qu'elle buvait elle aussi du cognac.

Quant à la conversation, il te semble qu'elle a commencé par porter sur tes mauvaises manières, sur cette façon pas très féminine que tu as de t'habiller (à preuve le blouson de cuir qui ne te quitte jamais), de te tenir, de parler en te foutant de tout. Cette manière de monter à l'assaut et de dévaster les positions adverses. Choses que tu reconnais bien volontiers, mais dont tu ne t'excuses pas. Ton attitude la choque. Elle te dira plus tard avoir envié cette désinvolture.

Elle te parle de son mari, de son amant, de ses enfants, de ce qu'elle écrit. Tu l'écoutes, songeant aux raisons qu'elle a de se confesser ainsi à toi, et que te veut-elle au fond. Puisqu'elle sait ne pouvoir te convertir aux bonnes manières, non plus qu'à ses dévotions. Tu ne sais plus si elle t'irrite ou si elle t'attendrit dans ses efforts de bonne foi pour définir et, sans peut-être s'en rendre compte, justifier qui elle croit devoir être et sa vie. Quelle forme de reconnaissance cherche-t-elle à obtenir de toi, et pourquoi de toi?

Tu bois du cognac et, du fond de l'engourdissement léger qu'il te procure, tu sens comme un remords à traiter cette femme de manière si cavalière. Tu manques, il te semble, tu as manqué de délicatesse. Son agressivité à ton égard pouvait n'être qu'une forme – inefficace – de défense. Mais contre quoi?

Elle te pose sur toi des questions, tu ne sais plus lesquelles, et tu y réponds avec toute la cordialité possible. Il te vient à l'idée qu'à défaut d'autre chose, elle cherche à te séduire. Que le désir serait la forme ultime ou in extremis de la reconnaissance qu'elle a le sentiment sans doute que tu lui as refusée.

L'idée a dû te faire sourire, car elle remarque ce sourire et te dit qu'elle te préfère comme ça, qu'elle est heureuse d'avoir eu l'idée de t'appeler pour prendre ce verre. Sans quoi, jamais elle n'aurait vu l'autre face de toi. Celle qui sourit. Cela ne manque pas de te faire sourire plus encore. Car nous y venons. Nous flottons de concert dans le tiède bain du dévoilement de soi, la révélation des secrets, la fiction des visages cachés. Bon médium pour l'inspiration du désir.

Tu te demandes brièvement en finissant ton cognac, et tandis que le liquide brûle sourdement dans ta bouche et dans ta gorge, si tu en aurais envie. Tu te sondes à la recherche d'un désir. Il suffit d'ailleurs – tu le remarques souvent – de chercher pour trouver. Et peut-on, en conscience, refuser à une autre conscience la reconnaissance? Ça ou l'insomnie. Un autre cognac devrait suffire à te rendre positivement charmante. Attentionnée. Emouvante de douceur contrastant ainsi avec ta précédente sauvagerie.

Lorsque vous vous levez et quittez le bar, la cordialité a atteint entre vous un improbable sommet. Ta duplicité est parfaite: si tu te sondes, et tu ne cesses de le faire, tu perçois deux courants traversant ta conscience (comme dit la grotesque métaphysique allemande). L'un, agréable et doux, a toute la chaleur instillée par l'alcool et le confort du bar: c'est un joli filet de bienveillance sincère et ironique. L'autre, très froid, considère la situation d'un œil implacable: vous voici dans un nouvel épisode de l'éternelle lutte des consciences pour la reconnaissance, et le terrain, une fois encore, sera le désir. La seule question est celle du moment, du mouvement, de l'occasion qui engagera la bataille.

Il est trois heures du matin, vous prenez l'ascenseur. Sa chambre se trouve deux étages au-dessous de la tienne. La porte glisse sur ses rails. Le palier est désert. Il ne s'agit plus que de vous dire bonsoir. Tu la vois hésiter à te tendre la main, sembler incliner à des adieux moins formels. Saisissant l'invitation, tu l'enlaces. Cela dure un moment que tu observes d'un œil dont la froideur te désole. Elle s'arrache enfin, balbutie quelque chose comme, non, je ne peux. Et s'enfuit. Tu rentres dans l'ascenseur, appuies sur le bouton de ton étage, songeant combien tout cela est étrange et familier et que ce jeu te fatigue un peu, le jouer encore et toujours selon les règles implicites mais admises réserve si peu de surprises. Qui osera en inventer d'autres?… Déjouer… De retour dans ta chambre, tu songes en te déshabillant que tu auras bien mérité de la littérature, décidément ces colloques sont épuisants et tu t'es conduite avec plus de délicatesse que tu ne t'en serais crue capable, car après tout, E* n'a plus aucune raison de t'en vouloir, ne lui as-tu pas donné entière satisfaction?

Tu étais en caleçon et la brosse à dents en main lorsque le téléphone sonna. On dira que cela est trop beau pour être vrai, que ta mémoire te joue des tours et remonte le même plan dans le film de cette soirée. Peut-être. Mais pourquoi revois-tu, si claires et distinctes, les rayures bleues de ce caleçon que tu portais?

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