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A
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C*

C'est une boîte de nuit lointaine. On ne s'y entend qu'à peine. Il faut se hurler à l'oreille. Tu ne hurlais d'ailleurs pas. Tu te taisais. Laissais les autres autour de la table où vous étiez assis, s'époumoner, se tympaniser. Depuis une heure que vous étiez là, ta détresse allait s'approfondissant. Ton exaspération peut-être. Mais comment discerner la détresse de l'exaspération, de la mélancolie?

Assise à côté de C*, tu ne la regardais pas. Sentais simplement la présence de son corps à ta gauche. Son parfum parfois, par vagues.

Tu t'acharnais à mesurer minute par minute l'emprise progressive d'un désir exaspérément physique dont tu te disais minute après minute qu'il est insoutenable déjà, t'étonnant qu'il puisse continuer de croître de minute en minute et qu'il ait pour effet paradoxal de te clouer là dans une paralysie quasi complète. Tu n'avais, tu n'as pas souvenir d'en avoir jamais ressenti d'aussi tyrannique. Tu en mesurais la progression ascendante. Ton corps s'était scindé en deux: un corps abstrait, imperceptible, doublant un autre, celui-ci tendu, blindé, exacerbé, paradoxe de pétrification et de pulsation. Incapable d'en détourner ta pensée, tant cet autre corps t'envahissait, tu assistais, impuissante, immobile, à ta propre colonisation par un désir inexplicable et obscène que ta volonté échoue à réduire, à circonscrire, à purger.

C'est contre toi, contre ton meilleur jugement que montait la vague de ce désir inhumain. Une nuit avec C* n'entrait nullement dans tes intentions. Ne t'étais-tu pas déjà refusée une fois à ses avances? Car C* ne te plaisait tout simplement pas. Parfois même tu avais éprouvé pour son corps de la répulsion.

Mais, désir comme répulsion, sans pourquoi et ne se pouvant expliquer. Et moins encore, que la répulsion ne raturât pas le désir.

Comment peux-tu éprouver un désir si immédiat, si ravageur pour une femme qui ne te plaît même pas? Une femme qui n'est d'aucun de tes genres… Voilà ta détresse.

Tu t'appliquais maintenant à la regarder, à la détailler, recensant tous les motifs de débander. Tu te disais que sa bouche ne te plaisait pas, que son visage n'avait pas la finesse que tu apprécies, que son corps, s'il est souple, n'avait pas la délicatesse naïve ou la grâce énergique qui d'habitude t'excite, qu'à ses manières, ses gestes manquaient la netteté, la discrétion qui te séduisent.

Tu lui cherchais des défauts, inventoriais les adjectifs qui pourraient avoir raison de ton désir. Mais ce foutu désir demeurait rétif à toutes tes grossièretés, à tes calomnies même.

Voilà ta mélancolie: ce désir n'était pas de toi. Ce désir se fout de toi. Opiniâtre, aveugle, sourd, brutal, il est sans issue. C'était un désir à ton corps défendant, et ton corps lui-même, le traître qui déjouait sa défense.

Alors, le divertir? Tu avais commencé par cultiver l'espoir que C* n'en fût que l'objet d'accident, non la source. Et même alors, encore substituable. Tu avais cherché autour de toi des femmes à portée de regard. Te demandant, de toutes celles-là, laquelle aurait quelque chance de te plaire. Aucune. Alors au hasard, n'importe laquelle. Ensuite, commencer à songer à elle, t'appliquer à cette tâche, rapprocher l'inconnue du centre de gravité du désir qui t'occupe. Que son image tombe dans son champ. Mais non, rien. Pas le moindre mouvement d'attraction. Le regard et la chair n'appartiennent, semble-t-il, pas au même corps: l'image de l'inconnue et la pulsation du désir, chacune au foyer de galaxies, d'univers parallèles.

Danser? Mais la danse ne ferait qu'aggraver cette section de toi qui vit sa vie propre. Toute la pesanteur et la tension du désir s'est concentrée en une lame de mercure qui ne cesse de marteler de son sourd ressac ton plexus.

Il te paraissait impossible que, si proche de toi, ne serait-ce qu'à te frôler, C* ne sentît pas cet étrange état de ton corps, qu'elle ne le reconnaisse pas.

D'où avait pu te venir surprendre ce désir? Une longue conversation l'après-midi passée, assises sur un quai, une jetée où l'eau venait battre contre. Quelque chose dans ses paroles qui t'aurait attendrie, une vulnérabilité découverte… Une manière de se confier à toi, rompant avec l'impériosité précédente de ses requêtes, sa brusquerie sentimentale… Comme si elle abandonnait enfin quelque chose à ta merci, à ta discrétion.

Une conversation nocturne, la veille; un verre de whisky partagé sur une terrasse qui domine la ville; le calme de la nuit, la légèreté de l'air, les nappes de lumière vacillante tout alentour, la complicité procurée par les longs silences, la solitude, l'altitude, l'horizon reculé?

Une danse, la veille encore, dans cette même boîte de nuit où, comme on se trouvait en territoire ennemi, il fallait mesurer ses gestes, prendre garde à ne se permettre contact que furtif, et pourtant, à la distance que vous conserviez, une étrange attraction se tissait, comme si d'invisibles fils ou forces liaient vos deux corps, et sans même vous regarder, les mouvements de l'autre devenaient sensibles, toutes les feintes pour l'égarer déjouées, son corps comme prévenu ou prescient du rythme du tien…

Une lecture que vous aviez faite ensemble et où il t'avait semblé qu'en toi elle s'aventurait et qu'en elle elle s'offrait à te laisser pénétrer. Dans les phrases, dans le souffle qui porte les phrases, dans la voix qui profère les mots qu'avait-elle glissé, quel charme…

Une marche par une après-midi de soleil impitoyable dans les rues de la vieille ville? La cadence de vos pas sur le sol poussiéreux? L'errance, la déambulation, la voix?

Après la boîte de nuit, il y aura à nouveau la marche dans les rues, la terrasse, le dernier whisky peut-être. Comment y résisteras-tu? Toi qui, par le passé, n'as pas même su résister à de bien plus légères incitations de tes sens désordonnés. N'attendant parfois pas même la certitude de ceux-ci pour te précipiter à l'invitation la plus discrète… Comme on aime à s'exagérer l'empire du désir. Si résistible, si souvent. Combien de fois avons-nous vraiment, sauvagement, impérativement désiré quelque corps? Considérez cette question, lectrice, oubliez vos effusions de cœur, vos effervescences de tête, vos effloraisons de vanité: combien de fois le désir jusqu'à foudroyer la moelle?

C'est un ensorcellement, un envoûtement. Ou plutôt sans doute auras-tu surestimé la force tant de ta raison que de ta volonté. Tu te crois maîtresse de tes désirs; tu te crois libre d'y succomber ou pas; libre même de les délibérer. Foutaise qui se solde immanquablement en fouteries.

A ce jour encore, tu ne sais comment, par quelle voie – sûre, subreptice et pourtant certainement évidente – C* a réussi à te donner d'elle ce désir brutal et triste qui, après t'avoir terrassée comme par surprise, te parut encore une pure énigme, et comme une monstruosité inouïe, et jamais éprouvé à nouveau depuis. Tu la revois, voix, visage, pas, parfum, errance, corps où se purger du désir insoutenable, où l'éteindre, seule issue au vertige.

C* avait cet art des femmes séductrices: l'intuition quasi infaillible de la faille par où dans l'autre le désir s'insinuera. Qu'avait-elle donc compris de toi, saisi de toi qui lui a donné un soir un tel empire sur tes sens? Qu'est-ce que son désir a donc diaboliquement discerné de fracture dans l'ordonnancement de tes résistances et de tes pulsions pour si subtilement venir y verser le philtre qui dissout distance, répulsion, défiance, ironie, possession de soi?

Comment, d'où savent-elles?

Et quel Tristan fais-tu, mélancolique et envoûtée, dérivant sur ces vagues de parfum chypré qui te viennent aux narines, aux lèvres, triomphant de l'épaisse et lourde brume de fumée où vous étiez noyées?

Il faut savoir lui reconnaître sa victoire. Tu te penches à son oreille et, dans le tangage des basses, le claquement des percussions, les lames de reverb électronique, tu admets à voix basse ta défaite. A quoi servirait de la crier quand elle la sait déjà – et depuis longtemps sans doute?

[Nuit 10]

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