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Un immense tableau de Saïd, formes orange éclaboussées de noir, trônait à côté des moniteurs.

Je me suis enfoncée dans mon siège en attendant qu'elle s'asseye et me dise pourquoi j'étais là.

Son siège à elle tenait du trône, personne d'autre n'aurait pu s'y asseoir sans disparaître complètement.

À sa demande, j'ai fait un rapide topo sur comment ça se passait à L’Éndo avec Stef et Lola. Comme quoi je n'avais pas à me plaindre, mais je ne travaillais pas avec elles, et que c'était plutôt vers Gino qu'il fallait se tourner pour savoir comment les filles s'en sortaient. Ça ne me surprenait pas qu'elle me demande ce que je pensais d'elles, puisqu'elles étaient en période d'essai. Ça ressemblait bien à de la Mothership méthode. C'est le truc autour qui cafouillait et me grimpait l'alarme en crescendo. Elle a hoché la tête en regardant son verre:

– Ça s'est passé comment entre toi et elles? J'entends à un niveau personnel.

Et je l'ai sentie très attentive. Elle continuait d'interroger:

– Elles t'ont déjà parlé de leur vie à Paris?

J'étais passée sur la défensive, spontanément méfiante, je me suis redressée sur mon siège et l'ai interrompue:

– Ça me plairait d'en savoir plus sur la nature de l'embrouille avant d'en discuter… J'ai rien de spectaculaire à dissimuler mais je me sentirais plus à l'aise.

– J'ai un gros problème avec ces filles.

La tradition voulait que la Reine-Mère ait la réponse facile et cinglante. Mise à mal des traditions. Qu'elle hésite sur la marche à suivre était événementiel; qu'elle l'admette abruptement relevait du jamais-vu. Mais qu'elle emploie la première personne du singulier pour un problème lié à l'orga n'était pas pensable. Depuis la première savonnette de biz dans laquelle elle avait investi, la Reine-Mère ne parlait qu'au nom du groupe, à la première personne du pluriel. Pas monarque, juste porte-parole. S'il y a nuance possible entre les deux. Elle ne réfléchissait qu'au pluriel. Ça permettait notamment de faire sentir aux gens qu'ils étaient importants, qu'ils étaient responsables. Des échecs cuisants, comme des réussites éclatantes.

Elle a sorti une enveloppe du tiroir, en a extrait quelques photos qu'elle m'a tendues. Que je voie de quoi il s'agissait avant qu'on entame les commentaires.

Sur le coup, je ne l'ai pas mal pris. Ce n'est jamais évident de savoir à quel point on est touché par quelque chose au moment même où ça se produit, c'est aux séquelles qu'on apprécie l'ampleur d'un traumatisme.

Je me suis d'abord bornée à comprendre qu'il s'agissait de corps humains. Il n'y avait pas moyen de reconnaître les filles au premier coup d'œil. J'y suis allée de mon commentaire détaché, sans effort:

– C'est pas comme si ça avait plaisanté.

Et j'ai attendu qu'elle dise quelque chose, consultant les clichés un par un, mécaniquement.

Blocage, je ne pensais rien du tout, je regardais, j'enregistrais. Par la suite, j'ai eu l'occasion de vérifier que, bloquée ou pas, j'enregistrais vraiment bien, image par image, dans ses moindres détails.

Les deux corps étaient intacts jusqu'à la taille. C'est ainsi que j'ai reconnu de qui il s'agissait, à cause des pieds absolument parfaits de l'une et des cafards qui grimpaient le long des cuisses de l'autre.

Allongées, à quelques pas l'une de l'autre, étalées sur le carrelage. A partir de la taille, de larges plaques rouges de chair à vif tranchaient sur des lambeaux de corps intact, d'un blanc devenu indécent. Gorges et visages bien nettoyés, écorchés. Des morceaux d'os, un œil arraché de son orbite, une lèvre rosé et pendante. Langue sectionnée de l'une balancée dans la bouche de l'autre.

Les cafards noirs grimpaient, disparaissaient dans le carré brun clairsemé de Lola, et ses cuisses un peu grasses faisaient un tas inerte, plus large que lorsqu'elle était vivante.

Prises de si près, on remarquait que ses jambes étaient rasées n'importe comment.

Stéphanie, son ventre légèrement bombé, nombril bien dessiné, sombre et joliment creusé, chevilles délicates, cheveux bruns répandus sur le sol. Trempant dans le rouge. Le carrelage blanc autour était impeccable, brillant et net.

La Reine-Mère a fini par interrompre ma studieuse contemplation:

– Ça s'est passé hier soir, c'est un coursier qui les a trouvées dans la nuit. Parce qu'il devait passer voir Lola, lui refourguer je ne sais quelle came. La porte n'était pas fermée à clé, il est entré, je ne sais pas trop ce qui lui a pris, soi-disant qu'il s'inquiétait pour Lola, il paraît qu'elle se mettait le compte sévère?

Je répondis distraitement, sans réfléchir, ma voix était douce et presque enjouée:

– Vu la tournure qu'ont pris les choses elle aurait eu tort de se ménager.

Et j'ai souri, un grand sourire sincère, comme j'en avais rarement. J'ai demandé:

– Et c'est maintenant qu'on est prévenus? Ça aurait pu être un client, il aurait pu passer chez chacune d'entre nous dans la journée. Roberta est au courant? Est-ce que les keufs sont au courant? Et Gino, est-ce qu'il sait?

Sans me rendre compte que j'alignais les questions sur un ton tout à fait stupide, et sans attendre de réponse. Je me rassemblais les esprits à voix haute.

La Reine-Mère a rempli une deuxième fois nos verres, voix de femme que le chaos n'inquiète pas:

– Bien sûr, les flics sont prévenus, on ne pouvait pas se permettre… Un truc pareil… Mais j'ai préféré prétendre qu'il s'agissait d'un règlement de comptes entre maisons, que j'avais l'œil sur le coupable et que je leur donnerais bientôt tous les éléments pour… On a gagné du temps en fait. Je préférerais vraiment qu'on règle ça avant qu'ils s'en mêlent sérieusement. Ça va faire court comme délai. Je verrai Roberta tout à l'heure, je vais l'appeler. Je tenais à te voir avant, au cas où tu aurais… quelque chose de précis à indiquer. Ça va pour toi, tu n'es pas trop ébranlée?

– Pas de problème. Je suis pas sur les photos, moi. Et ça m'a fait rire, je me suis fait rappeler à l'ordre:

– J'aurais besoin que tu te concentres, que tu me dises tout ce dont tu te souviens concernant ces deux filles, et que tu fasses un effort, pour retrouver n'importe quel élément sur les clients que tu as vus ces derniers temps, quoi que ce soit de suspect, même quelque chose d'insignifiant.

– Pour les clients, c'est vite vu, ils étaient tous tout à fait normaux… enfin comme d'hab.

J'ai essayé d'y refléchir un moment, me suis creusé le cerveau à la recherche des derniers clients à qui j'avais eu à faire dans la semaine. Succession d'images, un petit Juif bedonnant qui voulait me voir m'enfoncer un thermomètre qu'il avait apporté avec lui; un gamin blond quasi autiste et plutôt beau gosse qui me traitait de cochonne – juste ce mot, en boucle – «cochonne cochonne cochonne», comme si c'était ce qu'il avait de plus brûlant à dire; un monsieur chauve, souriant, mielleux, avec un sexe minuscule… Des clients me sont revenus, mais à la question: «L'un d'eux est-il bizarre ou dangereux?» j'ai recommencé à rire. Comme à l'école, moins c'est le moment, plus ça monte.

J'ai expliqué:

– Pour ce qui est des clients, c'est forcément difficile de juger, on les voit quand même dans des circonstances bien particulières, c'est-à-dire… ils se laissent un peu aller quoi, pas évident de savoir si ça cache quelque chose de grave ou s'ils se reprennent à la sortie.

La Reine-Mère ne perdait pas de vue l'essentiel:

– Et sur les filles, tu sais quoi exactement?

– On se croisait juste, elles sont pas du quartier. Stef faisait du sport, Lola se défonçait pas mal. Elles habitaient ensemble depuis qu'elles étaient arrivées de Paris.

– Ça, je sais.

– Pas étonnant, tu en sais probablement plus long que moi sur elles.

– J'ai de grosses lacunes dans leurs CV… elles t'ont parlé de ce qu'elles faisaient à Paris?

J'ai fait mine de chercher, puis non de la tête. Je ne voulais pas lui dire que je les avais déjà vues, parce que je tenais à éviter les soucis. Elle a développé:

– Si seulement quelqu'un était foutu de me dire où elles bossaient là-bas, je pourrais gagner du temps, me renseigner directement où il faut. Je ne sais même pas quel job elles avaient là-bas. Gino m'a dit qu'elles étaient probablement déjà en peep-show parce qu'elles connaissaient bien le boulot. Mais on peut perdre des semaines à retrouver le bon…

Bien sûr que je savais exactement où elles avaient travaillé avant, puisque j'y étais allée.

J'ai expliqué, en me faisant une tête de fille qui retourne pêcher de vieux souvenirs sans intérêt enfouis quelque part dans sa mémoire:

– Lola m'avait parlé d'un type, il était taulier dans leur boîte, je crois, et une fois elle m'a parlé de lui parce qu'il venait de Lyon… Elle s'était demandé… Mais je ne le connaissais pas. Je crois me souvenir que c'était bien d'un peep-show qu'elle parlait.

La Reine-Mère a demandé:

– Tu te souviens du nom de ce type?

– Victor, je crois, mais je suis pas sûre, parce que ça ne me disait rien…

Elle m'a fait répéter, abasourdie et ne cherchant pas à le dissimuler:

– Victor?

– Ouais, un type de Lyon à l'origine, mais il a dû bouger sur Paris. Un mauvais Lyonnais, quoi…

– Victor travaillait dans le peep-show où elles travaillaient?

Sentant monter la tension, j'ai essayé de minimiser l'affaire:

– Attends, je suis pas sûre non plus… Mais Lola m'a demandé un truc dé ce genre, si je connaissais… Je crois que c'était Victor, mais je peux pas le jurer parce que je n'ai pas fait attention… Et je ne suis même plus sûre que c'était bien un peep-show…

Elle ne m'écoutait plus. J'ai vu ses yeux s'agrandir en même temps que toutes les couleurs s'en aller de son visage, qui se figeait en une expression d'ahurissement. Elle a encore interrogé:

– Et elles t'en ont reparlé de ce Victor?

– Jamais, je te dis, je suis même pas sûre… C'est quelqu'un de connu?

– Donc tu ne sais pas si elles étaient encore en contact avec lui?

– Aucune idée, je peux le répéter encore quelques fois si tu veux: j'ai pas bien fait attention sur le coup…

Elle a baissé la tête, l'a dodelinée un moment, ça avait l'air très douloureux ce qui lui arrivait. Alors elle a accroché le bord de son bureau à deux mains, pris son élan vers l'arrière et a projeté sa tête en avant, jusqu'à ce qu'elle vienne heurter la table, violemment, s'est relevée, son nez pissait le sang et barbouillait sa bouche, et a remis ça: élan, coup de boule sonore sur le bureau, puis s'est tenue droite, crispée et respirant profondément.

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