– Et alors, ça veut dire que je l'aime pas, ça? Au contraire, ça veut dire que j'ai peur de m'engager et que j'adopte un comportement puéril, il faut me laisser du temps. Ça prend vachement de temps et d'efforts de se mettre avec quelqu'un. Elle comprend pas ça, on peut pas dire qu'elle comprenne grand-chose d'ailleurs. Elle, tout ce qu'elle voit, c'est que je découche. Le bout de son nez, grand maximum, plus loin elle aurait le vertige. Moi je dis: «Je t'aime, je t'aime, je veux être avec toi pour la vie», et tout ce qui l'intéresse c'est: «Mais où t'as passé la nuit, avec qui?» C'est qu'une conne, je te dis, elle connaît rien à la vie. Mais j'ai assez souffert comme ça, je préfère ne pas en parler.
Julien était vraiment beau gosse. Grand brun ténébreux, parfait. Bien abîmé, ce qui lui décalait un peu le charme. Les chicots noir et jaune des grands croqueurs d'acide, et les yeux délirants fouillaient l'espace trop nerveusement.
Il a croisé les bras, ajouté d'un air las:
– Je suis trop connecté à mes sentiments, c'est ça que les filles supportent pas avec moi. Ce qu'elles aiment, c'est les types rigides, qui se censurent et qui les rendent bien malheureuses. Ça les rassure.
Mathieu a corrigé en se levant:
– Moi, je te trouve surtout bien connecté à ta rondelle, tu devrais arrêter de te la tripoter songeusement de temps à autre, ça ferait du repos à tout le monde.
Et il m'a fait signe de vider mon verre parce qu'il passait par le comptoir remettre la sienne. Julien a protesté:
– Excuse-moi si je te fatigue avec mes histoires, je peux me taire, tu sais.
– C'est pas tes histoires qui me fatiguent… C'est de savoir où tu vas dormir ce soir.
Quand Julien se faisait lourder, il se réfugiait toujours chez Mathieu le temps de retrouver un autre endroit où se faire héberger. Il a secoué la tête:
– Non, non… T'inquiète pas, j'ai un plan pour ce soir.
– C'est pour ça que t'as ramené tes affaires directement ici?
– Ouais. C'est quelqu'un qui va venir ici. Qu'est-ce que tu crois, que je connais que toi dans cette ville?
L'honneur bafoué de quand on a effectivement quelque chose à se reprocher.
Mathieu n'a rien dit, il est reparti vers le bar.
Roberta est entrée, elle portait une robe bleu électrique tellement courte qu'on aurait cru qu'elle était encore au travail. Elle nous a tous embrassés pour dire bonjour et s'est assise, la robe remontait jusqu'aux hanches. Julien s'est penché vers elle, a murmuré:
– À ta place, j'éviterais de m'habiller si court.
Elle a gloussé:
– Ça excite trop, tu trouves?
– Non, justement. Ça écœure, c'est la cellulite, par paquets comme ça je trouve ça dégueulasse.
Roberta n'a pas trouvé ça drôle. Elle a haussé les épaules, tourné la tête vers moi:
– Tu sais pourquoi on bosse pas aujourd'hui?
– Non. Et toi?
– Non plus. Mais je pense que c'est la plomberie, ça fait un moment déjà que je fais remarquer à Gino que la plomberie déconne, elle fait un boucan d'enfer, t'as remarqué? Ça m'étonnerait pas du tout que ça soit une conduite pétée ou un truc comme ça. J'espère pour eux que c'est bien assuré parce que ça fait tout de suite cher, surtout L'Endo, si l'eau se répand par tout, avec la moquette sur la piste… Remarque, non, la piste, elle est surélevée. Avant que ça soit inondé…
Elle pouvait s'étendre là-dessus pendant des heures. J'ai regretté qu'on fréquente le même bar en dehors des heures de boulot.
J'ai déplié le journal qui traînait sur la table, et j'ai tourné les pages. Second verre apporté, sitôt vidé, je me sentais début de chaude, délicieusement dénouée.
Roberta, qui s'ennuyait, est partie à une autre table discuter plomberie.
Julien m'a demandé:
– Elle a un appartement, Roberta?
– Ouais, mais c'est vraiment petit.
Il a fait la grimace, a ajouté:
– Une fille comme ça, il faut de l'espace pour que ça soit viable, sinon tu deviens fou.
Macéo a fait une entrée tonitruante, vol plané de tabourets et dispersion de clients au comptoir. Le chien s'est lancé derrière le bar, dérapage en tournant, direct au lavabo où il s'est mis debout, attendant que Mathieu lui ouvre le robinet, son énorme langue déployée et haletante… Il était aussi grand que Mathieu une fois dressé sur ses pattes arrière.
Laure a fini par débarquer à sa suite, elle était aussi chétive que son clebs était costaud. Elle habitait la rue au-dessus et tous les jours elle venait récupérer Macéo qui lui avait échappé pour s'engouffrer dans le bar.
Julien a commenté:
– Faudrait que je passe faire tirer des photos un de ces jours, je crois qu'elle gagnerait à me connaître celle-là.
– Dans le mouvement tu feras connaissance avec le coup de boule à Saïd, si ça se trouve ça te calmera quelques jours…
Saïd était connu pour s'énerver facilement, et être en mesure de démolir n'importe qui à mains nues.
Sur le mur face au comptoir s'étalait un énorme: How do you do when you can't fake it anymore? qu'il avait peint, à l'époque où il travaillait encore avec l'orga. Couleurs vives, lettres déformées qu'on ne déchiffrait qu'à force d'obstination. Au premier coup d'oeil, on n'y voyait qu'une explosion, genre hémorragie interne. Puis l'œil s'habituait à ce fatras nerveux, y retrouvait ses repères et se mettait à comprendre.
Julien s'est levé, a posé dix francs au bord de la table de billard, pour prendre le gagnant. Il a regardé la partie finissante, debout, allumé une clope en plissant les yeux, un tic de beau gosse rebelle.
Je suis allée au comptoir pour appeler un taxi, car Le Checking Point était hors du quartier.
Laure attendait toujours, Mathieu et Macéo étaient dans un jour de grande entente. Elle était debout à côté de la porte, regardait ses pieds, ne manifestait aucune impatience. Je l'ai rejointe.
Elle a levé sur moi ses énormes yeux bleus globuleux, cils fournis et éperdument longs, la pupille noire inquiète au centre, sourire panique effarouché. Elle parlait tellement bas que je n'ai rien compris à ce qu'elle a bredouillé. J'ai donc souri d'un air entendu et rassurant, en espérant que ce n'était pas une question qu'elle venait de me poser.
Mathieu a lâché le chien, qu'elle a rappelé à elle de cette voix autoritaire et grave réservée au molosse. Elle l'a entraîné dehors, sans dire au revoir à personne. Je l'ai suivie des yeux par la vitre; pendant qu'elle s'éloignait, le chien lui collait aux mollets. Elle lui parlait en marchant, je n'entendais pas, mais je voyais sa tête se pencher vers lui, comme pour savoir ce qu'il en pensait.
Quelqu'un a braillé:
– La porte! parce qu'elle ne l'avait pas refermée derrière elle et ça faisait un grand courant d'air froid.
Le taxi a klaxonné devant, j'ai fait des signes de la main pour dire au revoir à tout le monde et me suis précipitée dehors.
Je suis arrivée pile en même temps que le premier coup de klaxon de voiture arrêtée par le taxi.
Sur le trottoir d'en face j'ai vu Sonia, flanquée d'un beau gosse à lunettes noires, je me suis excusée en ouvrant la portière:
– J'ai pas le temps, Sonia, je te verrai tout à l'heure.
Elle s'est précipitée, a retenu la portière:
– Tu vas où?
– Au Check.
Elle s'est engouffrée à côté de moi, plantant sur le trottoir le type avec qui elle était.
Le taxi a démarré, Sonia a soufflé bruyamment:
– Putain de lourd, j'ai cru que jamais je ne m'en dépêtrerais… Tu vas où, t'as dit?
– Au Check, j'ai rencard avec la Reine-Mère.
Porte du taxi à peine claquée, Sonia se penchait vers le chauffeur:
– Vous passerez par la Part-Dieu, s'il vous plaît.
– Part-Dieu? Eh ben, ma petite dame, on peut dire que vous aimez les détours, vous!
Elle est restée en avant, appuyée contre son siège, songeuse, regardant droit devant elle. Puis du bout des lèvres, démarré au moindre prétexte:
– C'est que la petite dame a les moyens de s'offrir le tour de la ville; d'ailleurs, pour aller à Part-Dieu, vous passerez par Perrache. La petite dame a quelque chose à récupérer, et elle vous dispense de tout commentaire. On est pas copains, et elle est pas dans ton taxi pour causer avec toi.
J'ai eu ma minute dérapante, parlé beaucoup trop brusque:
– Va te faire enculer, Sonia, moi je vais au Checking direct, je veux pas être en retard, tu gardes le taxi après si ça t'amuse, mais moi je fais pas le tour de Lyon.
Et Sonia, pas du tout ébranlée:
– On en a pour deux minutes, Louise, le petit monsieur va faire vite.
Moi, survoltée, au chauffeur qui avait déjà traversé le pont pour prendre les quais en sens inverse:
– Ne l'écoutez pas, nous allons directement quai Pierre-Size.
Puis me tournant vers Sonia, excédée:
– Et toi, tu fermes ta gueule.
À chaque fois qu'on se rencontrait j'étais contente de voir Sonia et invariablement elle me tirait hors gonds en un temps record. Ça ne me déplaisait pas de pouvoir lui parler brusque, ça changeait des conversations où il fallait toujours veiller à garder le cul serré pour que les humeurs ne sortent pas trop crues.
C'était une fille singulière, survoltée et majestueuse. Excessive en toutes choses, tarée sans feinte mais dotée d'un sens rare de l'abus systématique. Elle débordait d'énergie, comme un moteur qui tournerait furieusement mais à vide, sans mettre en route aucune machine.
Côté tapin, elle s'en tirait rudement bien, la Reine-Mère étant parvenue à lui faire canaliser un peu de sa hargne dans l'essorage de clients.
Elle gagnait des sommes considérables, qu'elle dépensait avec une fièvre convulsive. Ne se déplaçait qu'en taxi, n'habitait qu'à l'hôtel, arrivait dans les bars, sortait sa liasse, mettait la sienne, donnait un argent fou à ceux qu'elle estimait être de vrais amis – on rentrait aussi facilement dans la liste qu'on en était exclu avec fracas. Par-dessus tout, elle aimait recruter de la bonne racaille, et l'embarquer claquer dans de grands endroits, taper le scandale à l'entrée parce qu'on ne voulait pas les laisser rentrer, taper le scandale dans les restos parce que le garçon parlait mal à Untel, cracher par terre et parler fort avec les mains. Vérifiant, à chaque fois, avec un plaisir malsain, jusqu'où on la laisserait aller une liasse à la main.
Quand elle n'était pas rouge de colère, elle était écarlate de rire, en pleurait souvent, devait s'asseoir quelque part parce que le fou rire lui durait trop longtemps, la secouait tout entière.