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Nous étions presque arrivées. Laure n'arrêtait pas de fredonner, tapait la mesure sur le volant. Main de petite fille, blanche, ongles courts et nets, doigts fins. J'ai baissé ma vitre pour balancer ma clope, en faisant bien attention à ce que l'air ne la ramène pas dans la voiture. Puis j'ai baissé le volume de l'auto-radio, demandé sans amabilité:

– Qu'est-ce qui se passe avec Saïd alors? T'as qu'à faire court parce que je suis pas spécialement consentante pour en parler…

– Tu savais qu'il couchait avec Mireille?

Prise de court. J'ai fait de l'esprit:

– Bien sûr que je savais, difficile de l'ignorer: ils avaient l'habitude de faire ça sur le comptoir de L'Arcade.

– Devant tout le monde?

Et j'ai cru qu'on allait se taper la rambarde, parce qu'elle s'était tournée vers moi, offensée et tout à fait sérieuse. Je l'ai joué moins désinvolte:

– C'est pas vrai, ils ne le faisaient pas sur le comptoir. À vrai dire, je pense même qu'ils ne le faisaient pas du tout. Pourquoi tu t'es mis ça en tête?

– Parce que je les ai vus.

J'ai pris ma tête à deux mains et l'ai secouée, j'ai supplié:

– Écoute Laure, je t'assure que c'est pas le moment… Pas le moment de me prendre la tête avec ça. Je suis désolée pour toi, mais…

Je n'avais pas envie de lui dire que je sortais de chez Mireille, pas envie de lui raconter qu'elle pissait le sang parce qu'on lui avait ôté la peau, toute sa peau. Parce que Laure était tellement chétive, une petite femme fébrile et soucieuse, et je n'avais pas envie de lui annoncer ça. Je m'en tapais de la préserver d'un choc quelconque, mais je ne voulais pas l’entendre geindre ni la voir se répandre. J'avais envie de dormir, d'être au calme et dormir. Je me tirais les cheveux en gémissant, espérant que ça l'impressionnerait suffisamment pour qu'elle me laisse tranquille avec ses salades. Laure m'a demandé:

– Tu sortais de chez elle quand je t'ai vue?

Elle ne m'a pas laissé le temps de répondre, elle a grincé entre ses dents, salement contente:

– Elle était dans un bel état, hein?

– Tu l'as vue?

– Bien sûr. J'étais au bout de la rue quand toi tu y es arrivée, j'en sortais.

– Et t'as prévenu personne?

– Non.

– Qu'est-ce que t'es allée foutre chez elle à cette heure-là?

– T'as bien vu.

– Quoi, j'ai bien vu?

– Ils couchaient ensemble, je te dis. Je lui ai montré à cette putain, la sale petite garce, je lui ai montré ce que j'en pensais. Elle se foutait de ma gueule, cette pauvre morue, t'as vu ce qu'on lui a mis à cette pute? Elle fera plus sa maligne maintenant, elle viendra plus se frotter la foune contre n'importe qui, putasse de chienne en chaleur. Elle aurait pas dû, je te jure, elle aurait pas dû.

Elle avait la voix qui se déformait toute seule, grinçante, son regard bien fixe et allumé.

On s'est arrêtées dans un coin désert, j'ai ouvert la portière et grimacé en posant le pied par terre. Ce connard de chien m'a décollé l'épaule en me passant dessus pour sortir plus vite, Laure s'est mise à le gronder.

J'étais assise face à l'extérieur, je ne voyais pas l'eau d'où j'étais mais la sentais noire et ronflante, à quelques mètres. Laure a décrété:

– Ça va? On est bien ici, non?

Elle a sautillé un moment. Petite fille tarée, dégénérée. Elle s'est assise finalement, sur une souche d'arbre, en face de moi. Les deux mains sagement croisées sur ses genoux, elle tenait ses jambes serrées et son petit buste bien droit, écolière appliquée. Je me massais le front, tête baissée, sourcils froncés. Je me suis rendu compte qu'elle attendait que je l'interroge, je me suis exécutée:

– Tu l'as vraiment fait?

– Lui niquer sa race à la pute? Ouais, je l'ai vraiment fait.

– Parce que tu croyais qu'elle faisait des choses avec Saïd?

– Je ne supporte pas d'être toute seule, Saïd le sait. Je deviens folle quand la maison est vide. Il ne faut pas me laisser toute seule, Saïd me connaît, mais il n'en a rien à foutre. Il sait ce que ça me fait, mais il sort quand même. Il s'en fout que je tourne pendant des heures et que j'aie peur à en crever, tout ce qu'il sait, c'est qu'il a besoin de prendre l'air…

Ça avait l'air très important pour elle, elle ouvrait de grands yeux, penchait la tête sur le côté et appuyait chaque mot. Elle trouvait gravissime qu'il l'abandonne plusieurs heures, tout à fait inadmissible.

Elle ne se préoccupait pas de savoir ce que j'en penserais. Elle ne se préoccupait pas de savoir ce que ça me faisait, d'avoir trouvé Mireille dans l'état où elle l'avait laissée.

Elle ne se préoccupait que d'elle-même, de sa peur irrationnelle d'être seule dans une maison vide, de son besoin de parler. De son cas, uniquement, le seul existant. Elle me prenait en otage et m'assenait ses cauchemars, m'agrippait au passage et se servait de moi pour me vomir dedans.

Elle a repris le cours de son histoire, obsessionnelle et inquiétante:

– Alors hier soir, il a fallu qu'il ressorte. Bien sûr, il ne voulait pas que je l'accompagne. Il croit que je suis idiote et que je ne sais pas pourquoi il veut être seul. Il savait bien ce que ça me faisait, mais il n'en avait rien a foutre. Il est parti, soi-disant qu'il voulait marcher avec le chien. Et moi je ne dormais pas, et j'étais morte de peur, il ne faut pas me laisser seule. J'ai tourné en rond en l'attendant, sans allumer parce que j'avais bien remarqué que tant qu'il voyait de la lumière chez nous, il ne remontait pas. Il prétendait le contraire, mais je l'avais bien remarqué. Tôt le matin, j'ai entendu Macéo, en bas, qui pleurait pour rentrer. Je me suis mise à la fenêtre, et je les ai vus. Saïd et Mireille, ils s'embrassaient en bas. Je me suis cachée tout de suite, je ne voulais pas que Saïd sache que je l'avais vu. Je me suis mise dans le lit et je l'ai attendu. Depuis hier, je n'ai que ça en tête. Cette garce, et ils le faisaient en bas de chez moi, tu te rends compte? En bas de chez moi!

Elle respirait très fort, les yeux brillants d'indignation. Elle a répété, pleine de véhémence et de peine:

– Tu te rends compte?

– Tu as peut-être mal vu…

Mais Laure ne m'écoutait pas. Elle était toute à son histoire, elle avait envie de la ressasser à voix haute:

– Alors cette nuit, il a bien fallu que je recommence. Il m'y a obligée, il ne veut pas faire attention à moi, il ne veut pas faire comme il faut. Il a fallu que je recommence. Elle m'a ouvert, et elle n'avait même pas peur. Quand je lui ai dit pourquoi j'étais là elle a rigolé comme une démente: «J'ai jamais touché ton copain, Laure, t'imagines pas comment j'y ai jamais pensé.» Elle avait l'air complètement défoncée elle aussi, et elle se foutait de ma gueule, poufiasse, menteuse, connasse. T'aurais dû voir ça, ce carnage, parce qu'elle s'est plus débattue que les autres. Mais on l'a eue quand même, qu'elle se laisse faire ou pas, on l'a eue finalement.

– T'étais pas là-bas toute seule?

– J'étais avec Macéo. Hein, le chien? Viens par là toi, viens voir…

Il mâchait de l'herbe un peu plus loin, a relevé la tête quand elle s'est adressée à lui. Comprenant qu'elle l'appelait il est venu la rejoindre, pataud et débonnaire. Elle l'a pris par le cou, l'a caressé vigoureusement en répétant:

– Toi au moins tu ne me laisses jamais tomber, hein, et tu l'as eue la garce, tu l'as pas laissée se dénier, hein?

Elle lui tapotait le crâne en disant ça, puis a relevé les yeux sur moi, m'a demandé:

– T'as jamais eu de chien?

– Non.

– Tu devrais, tu peux pas savoir comment ça aime un chien.

Valse dure dans ma tête. Arrière-plan flou omniprésent, l'image de Mireille défoncée. S'y mêlait par accords stridents le départ de Victor, élancements en travers de ventre. Je voulais qu'elle me foute la paix, mais elle ne se taisait pas.

Et j'avais vaguement peur d'avoir été convoquée là à cause de l'épisode en cabine avec Saïd. Qu'elle retourne contre moi son molosse imbécile.

Laure a relevé la tête, suspicion hargneuse:

– Mais c'était ta copine, peut-être que tu savais, et que tu cherches à les couvrir?

J'étais furieuse et écœurée, j'aurais aimé l'entraîner vers l'eau, maintenir sa tête jusqu'à ce qu'elle crève et la sentir se débattre. Mais je me suis contentée de bredouiller:

– Bien sûr que non je ne suis pas au courant, j'ai même du mal à te croire…

Parce que j'avais peur d'elle et de son chien énorme. Vouloir sauver ma peau me donnait la bonne réplique, sur un ton détaché, et même navré pour elle. J'ai toujours été lâche, c'est comme ça qu'on s'en tire. J'ai ajouté:

– C'était toi aussi pour Stef et Lola?

Sans y mettre aucune désapprobation, curiosité respectueuse.

Sourire angélique, rayonnant, elle a relevé le menton, bouillonnante d'orgueil, puis elle a penché la tête sur le côté, coquetterie obscène et caricaturale:

– Ils cherchent, ils cherchent… Je les regarde faire de loin et ils me font bien rire, parce qu'ils ne pensent jamais à regarder où il faut. Ils ne me voient même pas. Mais c'était moi pourtant, et personne n'y pensait.

Triomphante, et pour bien revendiquer la chose, elle frappait sa poitrine de son petit poing serré. Un geste que Saïd faisait parfois, un geste d'homme, qu'elle singeait avec conviction.

Silence de campagne alentour, on n'entendait que le chien qu'elle avait relâché casser des branches plus loin et renifler des choses. Elle a repris, ton indigné:

– Je ne pouvais pas laisser faire ça… Moi et Saïd avons toujours été heureux ensemble, jusqu'à cet hiver. Tout était bien comme il faut. Alors il a rencontré ces filles, et il n'était plus le même. Tout le temps fourré chez elles, comme s'il y était mieux que dans sa propre maison. Alors ça a commencé, je le suppliais de rester et lui s'obstinait: «Il faut que je prenne un peu l'air, Laure j'étouffe à force.» Moi, je J'étouffais… Mais les deux putains, elles lui en faisaient de l'air par contre! Alors j'étais malade, quand il rentrait il me trouvait dans des états pas pensables. Et il ne voulait pas faire attention, il ne voulait pas en tenir compte. Un jour, je l'ai attendu vraiment tard, et je suis devenue furieuse, et je suis allée le chercher chez elles. J'ai emmené Macéo, je n'aime pas le laisser tout seul, il s'ennuie. C'est Stef qui m'a ouvert, et il a fallu que je me faufile pour rentrer parce qu'elle me laissait à la porte en me regardant de haut: «Je te connais pas toi.» Mais je suis rentrée quand même et elle s'est foutue de moi: «Non, il est pas là ton bonhomme, tu peux ouvrir tous les placards, il y est pas. Mais, tu sais, si ça se trouve, il est allé acheter du lait et t'as pris ça pour une fugue…» Alors je me suis emportée, je lui ai dit de se mêler de ce qui la regardait, et aussi que je ne voulais plus qu'il vienne chez elles. Elle a encore rigolé: «Tu le prends pour une peluche ou quoi? S'il veut venir, il est assez grand pour le faire, si je veux le voir je suis assez grande pour lui ouvrir la porte. On fait rien de mal, t'as juste besoin de repos.» J'ai insisté, j'ai dit qu'il était hors de question qu'il revienne chez elles, je me suis énervée, et elle a levé la main sur moi. Macéo lui a sauté à la gorge.

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