Sur le pas de la porte les indécis se concertaient, se demandaient comment finir la nuit.
Ils se sont écartés devant une grosse voiture noire qui a ralenti devant l'entrée.
Et se sont tous dispersés, rentrés chez eux sans plus attendre, lorsque en sont sortis quatre hommes et une femme. Trop rigides pour l'heure, trop synchro, ils étaient venus coller l'embrouille.
Elle est entrée la première à L'Arcade, les trois hommes suivaient en silence, mains croisées dans le dos.
Exception faite de Mireille, qui débarquait dans le coin, nous la connaissions tous. Mme Cheung était l'ancienne propriétaire des salons de massage et des bars à putes les plus cotés de la ville. Initialement, c'était la femme d'un chirurgien marseillais et ensemble ils avaient ouvert des établissements somptueux. La Reine-Mère avait profité de ce qu'ils se séparaient en mauvais termes et pas d'accord sur la répartition des biens pour faire main basse sur tous leurs commerces.
Elle n'avait pas été exactement correcte dans cette opération, mais avait en revanche fait preuve d'une implacable efficacité.
Le mari chirurgien avait purement et simplement quitté la ville. Mme Cheung avait bien essayé de sauver quelques meubles. Mais aucune fille n'avait accepté de retravailler pour elle, parce que la Reine-Mère les avait sévèrement briefées, et les rumeurs, si infondées soient-elles, ont toujours la peau dure. De plus, les flics avaient choisi leur camp. Mme Cheung s'était retranchée sur d'autres commerces.
C'était une petite femme sèche, les cheveux noir de jais tirés en arrière, sourcils noirs bien dessinés. C'était une Madame, mais à cause de sa petite taille et de la délicatesse de ses traits elle ressemblait à un petit garçon vif et espiègle.
Elle n'avait jamais foutu les pieds au quartier.
C'était la seule du groupe à ne pas porter de lunettes noires. Silence pesant accueillant leur entrée.
Mathieu était au milieu de la salle, il montait les chaises sur les tables pour pouvoir balayer. Il s'est à peine interrompu, a secoué la tête et, comme s'il s'agissait de n'importe qui, a affirmé:
– On ferme, faut sortir.
Mme Cheung n'a pas bougé, mais ses copains se sont installés à la dernière table où il restait des chaises. Elle a rectifié:
– Tu fermes. Nous, on reste.
On était en groupe juste à côté de la porte, Mireille, Julien, Gino, Guillaume et moi, sur le point de sortir. On s'est tous rassis au comptoir, pas bien sûrs de la marche à suivre.
Saïd est revenu à ce moment-là, large sourire, en entrant s'est exclamé:
– Vous êtes pas encore partis? J'ai pas sommeil moi. Oh, Mathieu, je peux me faire un café?
Parce qu'après la fermeture nous restions fréquemment entre nous pour en boire quelques derniers.
Il était déjà passé derrière le bar quand il a remarqué que nous n'étions pas seulement entre nous.
Mathieu est allé prendre son balai, puis est venu en face de la femme, elle lui arrivait à peine au torse. Il s'est penché sur elle pour répéter, trop calmement:
– Je crois que vous allez sortir d'ici tout de suite, j'ai du ménage à faire.
Je l'ai trouvé très bien, définitivement viril.
Les quatre sbires n'étaient pas mal non plus, impassibles et figés dans de jolies positions autour de leur table. Ne bronchaient pas, regardaient on ne sait où, on ne sait quoi, derrière leurs lunettes noires.
Nous cinq côté comptoir étions plus fébriles mais parfaitement immobiles.
Mais ça faisait ce truc physique, quand on est dans un groupe qui s'oppose à un autre, et brusquement les gens sont vraiment proches, appartiennent au même corps. Le truc au ventre, qui réclame soulagement, envie que ça claque, que ça cogne, la peur grimpante qui se muait en hargne.
Sourire mielleux appelant la claque, Mme Cheung n'a pas bougé d'un pouce, a dit:
– Je veux voir la chef.
Mathieu a secoué la tête:
– T'es pas chez elle ici, t'es chez moi et tu sors.
En guise de réponse elle s'est fendue d'un éclat de rire tonitruant, en se penchant un peu en arrière. Les sbires y sont allés d'un vague rictus en guise de soutien.
Elle a interrompu son rire net, en plein élan. Ça m'a fait une grosse impression.
Je devais avoir une bonne gueule de cible, puisqu'elle s'est tournée vers moi et sur le ton du papotage aimable:
– Des filles qui viennent de chez vous m'ont dit que vous vous mettiez au snuf? Il paraît que vous en avez déjà fait découper deux… C'est pas un mauvais marché, surtout si vous avez les moyens de vous payer des Blanches. Mais je suis étonnée, vous n'avez pas été très discrets…
Saïd s'est collé à elle:
– La putain de toi, on vient de te dire de dégager…
Premier mouvement, déclencheur, suivi d'un grand tumulte.
Les quatre se sont levés dans un même élan. Deux chaises sont tombées, fracas.
J'ai vu l'un d'eux empoigner Saïd par les cheveux, l'entraîner jusqu'au comptoir, le maintenir la gueule écrasée dans une flaque de bière, canon contre la nuque.
Autre plan, un autre à califourchon sur Guillaume, bras tendus, doigts crispés sur un gun tenu à quelques centimètres de son front.
Mathieu avait probablement esquissé un mouvement pour se saisir de quelque chose sous le comptoir. Détonation, puissante, odeur de poudre aussitôt, rangée de bouteilles brisées derrière lui. Il s'est relevé sans se hâter, deux silhouettes en noir s'étaient postées à la porte d'entrée, ils tenaient tout le bar en joue et surveillaient que tout le monde reste tranquille.
Mme Cheung a calmement balayé la pièce du regard. L'enculée avait vraiment un bon style de frime, elle a pris tout son temps, et une lueur d'excitation féroce lui allumait les yeux.
Elle a déclaré sur un ton franchement désolé et trop affable, le ton de celle qui voudrait bien faire plaisir mais qui ne peut vraiment pas:
– Ça fait une semaine que je la cherche, j'ai des choses importantes à voir avec elle.
Elle a marqué une pause et conclut:
– Et je ne crois pas que vous soyez en mesure de nous faire quitter les lieux de force…
Rage de l'impuissance, humiliante sensation et j'avais l'impression de n'être pas assez rapide, pas assez téméraire. Le coup de feu dans la vitrine derrière le comptoir m'avait tétanisée, vrillé les tympans et bloquée net.
Elle a juste toussé, la Reine-Mère, flanquée de deux de ses filles. Le collant de l'une d'elles avait filé. Mais elles mettaient tout le monde dans le vent, en matière d'assurance flegmatique. Et puis, juchées sur leurs talons, on aurait dit que les maîtresses venaient calmer le jeu dans la cour des petits.
Sonia était derrière elles, je n'avais même pas remarqué qu'elle s'était éclipsée dès que la voiture s'était garée devant. Je me suis sentie encore plus conne, vraiment quelqu'un qui ne sert à rien.
Mme Cheung a fait signe à ses lascars de lâcher leur proie respective, et de baisser les armes.
Les deux chefs avaient un coaching assez similaire: théâtral et minimaliste.
Il y a eu un moment de bruits: Guillaume, qui pestait en se relevant; Saïd, qui retournait s'asseoir comme s'il sortait des chiottes. Moi, j'ai relevé une table, Sonia a remis une chaise en place. Guillaume a commenté:
– Bonne ambiance quand même…
En s'époussetant une dernière fois, puis s'est assis.
Julien était blanc comme un linge, il y a des gens que la violence affecte réellement, il suffit qu'ils continuent de réfléchir normalement pendant que ça se passe. Je ne sais pas quelle tête je faisais, mais le sentiment de lâcheté est moins pénible aux filles.
Mathieu s'était remis à essuyer des verres, on pouvait trouver quelques défauts à ce garçon, mais pas de manquer de sang-froid.
Mireille a tourné le dos à la scène et s'est occupée de bien le détailler. Elle n'avait pas l'air trop impressionné, elle avait même sorti son plus beau sourire.
Ça faisait comme une scène au ralenti, comme s'il manquait quelque chose au son, à l'air. Un vide. Le soulagement brutal et exténuant d'après l'effroi. Situation brusquement désamorcée, et on était comme vaguement K.-O., un peu nigauds.
Le face-à-face silencieux Reine-Mère-Mme Cheung, a duré un petit moment, elles avaient l'air de prendre un malin plaisir à se regarder. La Reine-Mère en imposait autrement plus, elle avait l'avantage mamellaire.
Mme Cheung a fini par se lancer:
– Je te cherchais.
– Tu cherchais la merde.
– Je te cherchais, oui.
– Qu'est-ce qui t'arrive?
– Le désordre règne en ce moment. J'entends raconter partout que tu protèges un tueur… Il y a plein de filles de chez toi qui rappliquent chez moi, paniquées et pleines d'histoires à dormir debout. Vu comment tu t'occupes d'elles, je les comprends. Moi, je suis prête à les récupérer, et j'ai les moyens de protéger tout le monde. C'est bourré de trésors, ici, et si tu brades je suis preneuse. Je suis même prête à discuter arrangements. Alors comme tu refusais obstinément de me voir, je me suis permis d'employer les grands moyens.
– J'ai rien à discuter avec toi. J'ai jamais travaillé avec des branleuses.
Elle a souri encore une fois, plus pincée:
– Tu crois vraiment que tu as encore les moyens de le prendre sur ce ton?
– Je t'ai fait savoir que je ne voulais même pas te voir. Je pense qu'on t'a demandé de sortir… Et je crois que tu ferais mieux d'obtempérer, avec tes gnomes…
Mme Cheung a changé de ton d'un seul coup, de courtoise elle est passée à hystérique, sans qu'on comprenne bien ce qui l'avait mise dans une telle rage. Un caractère cyclothymique.
– Écoute-moi bien, sale truie visqueuse. Ton quartier, tout compris, bâtiments et gens, je le rachète dans le mois. J'étais venue te voir pour qu'on s'arrange entre gens raisonnables. Mais tu préfères tout gâcher plutôt que de voir les choses continuer sans toi, et je ne te croyais pas si stupide.
Saïd lui a sauté à la gorge, littéralement. La Reine-Mère l'a retenu à temps. Une bonne poigne. Un drôle d'échange de regards entre elle et lui, à jurer que s'ils avaient été seuls ils se seraient métamorphosés en grosses bêtes à poil et à dents longues.
Mme Cheung est sortie, furieuse et méprisante, suivie de ses bonshommes.
Mathieu a remarqué, bon esprit:
– Que de bordel pour si peu de chose. Pour ce qu'ils avaient à dire, ils auraient pu envoyer une carte postale.