– Oui, bien sûr… Votre psychose, ou votre alibi, d'une machination organisée contre vous au moyen de diverses drogues, figure d'ailleurs dans les attendus de notre dossier. Si vous soupçonnez quelqu'un de précis, vous auriez en tout cas intérêt à nous donner son nom.»
Toujours penché vers la mallette, grande ouverte sur la table, mais levant les yeux à l'improviste (par hasard, ou peut-être à cause d'un chuchotement plus fort, de ce côté-là?) vers le fond mal éclairé de la salle, j'ai constaté que Maria et le plus âgé des officiers de police, debout contre le bar comme je l'étais moi-même devant le collègue demeuré assis, qui leur tournait le dos, se parlaient avec animation bien qu'en évitant d'élever la voix. Très à l'aise l'un et l'autre, ils avaient l'air de se connaître depuis longtemps, et j'ai pensé d'abord, à cause de leurs mines graves, qu'il s'agissait de relations purement professionnelles. Mais un geste soudain très tendre de l'homme m'a ensuite fait conclure à une intimité beaucoup plus grande entre eux, avec pour le moins de fortes connotations sexuelles sous-jacentes… A moins que, s'étant aperçus de mon attention sur leur aparté, qui me concernait sans doute, ils ne veuillent seulement donner le change.
«Quelque chose de toute façon, reprend mon interrogateur, détruit aussitôt votre hypothèse. D'une part, il ne s'agit pas d'un poison, mais d'un fluide correcteur, comme cela figure en toutes lettres, bien qu'en allemand, sur le flacon. (Ce baume d'effacement a d'ailleurs une action tout à fait remarquable, je le précise, qui n'altère en rien la surface des papiers les plus fragiles.) Et, d'autre part, vos propres empreintes digitales ont été détectées sur le verre, nettes et nombreuses, sans aucun risque d'erreur.»
Sur ces mots, le policier se lève et referme la mallette, dont le contenu – croit-il – m'accable. Les doubles serrures du couvercle claquent, dans un déclic de mécanisme infaillible qui paraît clore notre entretien.
«Cet homme, dis-je alors, qui cherche à se décharger sur moi de son crime, s'appelle Walther von Brücke, le propre fils de la victime.
– Malheureusement, ce fils-là est mort en mai 45, pendant les ultimes combats dans le Mecklembourg.
– C'est ce que prétendent tous les membres du complot. Mais ils mentent, je peux en fournir des preuves. Et ce mensonge collectif prémédité dévoile au contraire l'identité de l'assassin.
– Quels seraient donc ses mobiles?
Une rivalité féroce à caractère ouvertement œdipien. Cette famille maudite, c'est le royaume de Thèbes!»
Le policier semble réfléchir. Il se résout enfin à prononcer avec lenteur et d'une voix devenue rêveuse, lointaine, vaguement souriante, les arguments qui, selon son point de vue, innocentent mon coupable présumé:
«Vous seriez en tout cas, cher monsieur, mal placé pour accuser quelqu'un sur de telles bases… En outre, si vous connaissez tout si bien, vous devriez savoir que le fils en question, qui a en effet survécu malgré de graves blessures aux yeux, est aujourd'hui l'un de nos agents les plus incontournables, à cause précisément de son passé, comme de ses liens actuels avec les multiples trafics louches, sociétés plus ou moins clandestines et règlements de comptes en tout genre qui fleurissent à Berlin. Apprenez en outre, pour finir, que notre précieux WB (comme nous l'appelons) a par chance, au moment précis du meurtre de son père, subi un contrôle de routine opéré cette nuit-là par la Mili tary Police, dans les environs immédiats de son domicile. La coïncidence est absolue entre l'instant des coups de feu noté par le gardien du chantier, sur Viktoria Park, et celui ou Vébé présentait son Ausweis aux M.P. américains à deux kilomètres de là.»
Tandis que je compare mon propre emploi du temps avec ces derniers éléments de l'enquête policière, qui me replongent dans d'intenses réflexions personnelles et réminiscences troublantes, le fonctionnaire satisfait empoigne sa mallette et se dirige vers son Schupo posté en faction près de la porte d'entrée. A mi-parcours, cependant, il se retourne vers moi pour me porter un coup supplémentaire, sans quitter son ton affable.
«Nous avons aussi en notre possession une ancienne carte d'identité française sur laquelle vos nom, prénom et lieu de naissance ont été habilement falsifiés, Brest-Sainpierre se substituant à Berlin-Kreuzberg, et Mathias V. Franck figurant à la place de Markus v. Brücke. Seule la date de naissance a été conservée intacte: le 6 octobre 1903.
– Vous ne pouvez pas ignorer que ce Markus, le frère jumeau de Walther, est mort en bas-âge!
– Je le sais, bien sûr, mais il semble que la résurrection soit une habitude héréditaire dans cette fabuleuse famille… Si vous désirez rajouter quelque chose à votre déposition, ne manquez pas de me le faire savoir. Mon nom est Lorentz, comme l'inventeur providentiel du "temps local" et des équations à l'origine de la théorie relativiste,… Commissaire Lorentz, pour vous servir.»
Et, sans attendre ma réponse, il est aussitôt sorti vers la rue, suivi par l'agent de police en uniforme auquel il a rendu son inestimable mallette de Pandore. A l'autre bout du café, contre le bar-comptoir éclairé à présent par une lampe jaunâtre, son collègue ainsi que Maria avaient également disparu. Ça ne pouvait être que vers l'intérieur de l'hôtel, puisqu'il n'y a pas d'autre porte – m'assurait-on – donnant sur l'extérieur. Je demeurais seul un certain temps dans la salle abandonnée, où il faisait de plus en plus sombre, rendu perplexe par cette pièce d'identité doublement fausse qui ne pouvait être autre chose qu'une invention absurde de mes ennemis, dont la meute ricanante se rapprochait dangereusement.
Dehors, il faisait déjà presque nuit, et les quais au sol inégal, bosselé, paraissaient tout à fait déserts sur l'une et l'autre rives. Les pavés disjoints luisaient faiblement, mouillés par la brume vespérale, ce qui accentuait encore leurs reliefs. Au bout du canal mort, en face de moi, le souvenir d'enfance était toujours en place, immobile et têtu, menaçant peut-être, ou bien seulement désespéré. Un réverbère archaïque, placé juste au-dessus, éclairait de sa lueur bleuie par le brouillard naissant, dans un halo théâtral savamment calculé, le squelette de bois pourri du voilier fantôme, éternisé en plein naufrage…
Maman demeurait là sans plus faire un geste, silencieuse, plantée debout comme une statue devant l'eau glauque. Et je m'accrochais à sa main inerte, en me demandant ce que nous allions faire à présent… Je tirais encore un peu plus sur son bras pour la réveiller. Avec une sorte de résignation épuisée, elle a dit: «Viens, Marco, nous allons partir… Puisque la maison est close. Il faut être rendus à la gare du nord dans une heure au plus tard. Mais je dois d'abord aller reprendre nos valises…» Et puis, au lieu d'esquisser quelque mouvement pour quitter ces parages effrayants et désolés qui ne voulaient pas de nous, elle s'est mise à pleurer doucement, sans bruit. Je ne comprenais pas pourquoi, mais j'évitais de bouger moi-aussi. C'était comme si nous étions morts tous les deux, sans nous en être rendu compte.
Nous avons raté le train, évidemment. Exténués de fatigue, nous avons fini par échouer dans des lieux anonymes et peu rassurants, sans doute quelque chambre d'hôtel modeste, à proximité de la gare. Maman ne disait rien. Nos bagages, déposés en tas sur le plancher nu, avaient l'air inutiles et malheureux. Au-dessus du lit, une grande image encadrée, en couleurs, reproduction mécanique d'un tableau très sombre, représentait une scène de guerre. Deux hommes morts en vêtements civils gisaient contre un mur de pierre, l'un couché dans l'herbe sur le dos, l'autre sur le ventre, leurs membres tordus en un désordre grotesque. On venait visiblement de les fusiller. Quatre soldats traînant leur mousqueton, courbés sous le poids du labeur accompli (ou de la honte), s'éloignaient sur la gauche le long d'un chemin caillouteux. Le dernier portait une grosse lanterne, irradiant la nuit de lueurs rougeâtres, qui faisaient danser les ombres dans un irréel et lugubre ballet. Cette nuit-là, j'ai dormi avec maman.
Une brise légère s'était levée, on entendait maintenant le faible clapotis de l'eau contre la paroi de pierre, invisible, juste au-dessous de moi. Je suis remonté jusqu'à ma chambre numéro 3, en proie à de nouvelles incertitudes et angoisses contradictoires. Sans raison clairement explicable, je rentrais chez moi en catimini, manœuvrant la poignée de porte avec d'infinies précautions et m'avançant dans une demi-obscurité à la façon furtive d'un cambrioleur qui craint de réveiller l'occupant. La pièce, donc, baignait dans la pénombre: une vague clarté provenant de la salle de bains, où un néon était resté ouvert, permettait de s'y déplacer sans peine. Je suis allé tout de suite jusqu'au porte-manteau mural. Comme je m'y attendais évidemment, il n'y avait plus de pistolet dans la poche de ma pelisse pendue sur son cintre. Mais ensuite, ayant longé la paroi où est accrochée une mauvaise copie de Goya devenue presque noire en l'absence de lumière, j'ai pu constater, dans une région au contraire très éclairée, que la petite culotte aux aimables froufrous sanglants reposait toujours au creux de sa cachette, au-dessus du lavabo, derrière le miroir mobile masquant une cavité pratiquée dans le mur pour former l'armoire à pharmacie. Sur son étagère inférieure s'alignaient un grand nombre de flacons et de tubes qui ne m'appartenaient pas. Un espace vide entre deux fioles en verre coloré dessinait en intaille la trace d'un objet manquant.
Revenu vers la chambre à coucher, j'ai quand même fini par manœuvrer l'interrupteur commandant la grosse ampoule du plafonnier, et je n'ai pu, ébloui par cette illumination subite, retenir un cri de saisissement: il y avait un homme qui dormait dans mon lit. Tiré lui-même en sursaut d'un profond sommeil, il s'est aussitôt dressé sur son séant. Et j'ai vu ce que je redoutais le plus depuis toujours: c'était le voyageur qui avait usurpé ma place assise dans le train, pendant l'arrêt en gare de Halle. Un rictus (de surprise, d'effroi, ou de protestation) déformait son visage, déjà dissymétrique, mais je l'ai pourtant reconnu sans une hésitation. Nous sommes restés ainsi, immobiles et muets, l'un en face de l'autre. J'ai pensé que, peut-être, je faisais exactement la même grimace que mon double… Et lui, de quel cauchemar, ou de quel paradis, sortait-il brutalement, par ma faute?
Il a, le premier, recouvré ses esprits, parlant en allemand d'une voix basse, un peu rauque, qui – je m'en suis assuré avec soulagement – n'était pas vraiment la mienne, mais une mauvaise imitation…, dans la mesure du moins où l'on peut en juger soi-même avec pertinence. Il disait: «Que faites-vous dans ma chambre? Qui êtes-vous? Depuis quand êtes-vous là? Comment êtes-vous entré?»