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Avec tout le calme approximatif dont je demeurais capable, j'ai extirpé d'une poche intérieure mon passeport français, au nom de Robin; prénoms: Henri, Paul, Jean; profession: ingénieur; né à Brest, etc. La photographie portait une épaisse moustache. Le policier l'a examinée longuement, reportant de temps à autre les yeux sur ma figure vivante, pour comparer. Puis, avec autant d'attention, il a inspecté le visa officiel des forces alliées, qui m'autorise sans ambiguïté à me rendre en République démocratique allemande, la précision s'y reproduisant en quatre langues: français, anglais, allemand et russe, avec les multiples tampons afférents.

Le méfiant sous-officier en longue capote et casquette plate est enfin revenu à la photo et il m'a dit quelque chose d'un ton plutôt désagréable – une remarque restrictive, une question formelle, un simple commentaire – que je n'ai pas compris. Avec ma prononciation parisienne la plus sotte, j'ai seulement répondu: «Nix ferchtenn», préférant ne pas m'aventurer en explications périlleuses dans la langue de Goethe. L'homme n'a pas insisté. Après avoir inscrit sur son carnet toute une série de mots et de chiffres, il m'a rendu mon passeport et il est sorti. J'ai vu ensuite, avec soulagement, par la vitre sale du couloir, qu'il était redescendu sur le quai. Malheureusement, la scène avait encore accru les soupçons de mes voisins, dont la silencieuse réprobation devenait évidente. Pour me donner une contenance et afficher ma conscience sereine, j'ai tiré d'une poche de ma pelisse le maigre quotidien national acheté le matin même à un vendeur ambulant, en gare de Gotha, et je me suis mis à le déplier avec soin. J'ai senti, hélas trop tard, que je commettais là une nouvelle maladresse: ne venais-je pas d'affirmer bien fort que je ne comprenais pas l'allemand?

Cependant, mon angoisse latente a pris bientôt une direction différente: ce journal était celui-là même que lisait mon double dans l'autre compartiment. Le souvenir d'enfance est alors revenu dans toute son intensité. Je dois avoir sept ou huit ans, espadrilles, culotte courte, chemisette brunâtre délavée, ample pull-over déformé par l'usage. Je marche sans but à marée montante, presque haute déjà, le long des anses sableuses successives, désertes, que séparent des pointes rocheuses encore aisément franchissables sans avoir à remonter sur la dune, du côté de Kerlouan, dans le Nord-Finistère. C'est l'hiver qui commence. La nuit tombe vite et la brume de mer, au crépuscule, diffuse une clarté bleuâtre qui estompe les contours.

La frange d'écume, sur ma gauche, brille d'un éclat périodique plus vif, éphémère et crépitant, avant de venir s'éteindre à mes pieds. Quelqu'un est passé là, dans le même sens, il y a peu de temps. La trace de ses pas, lorsque le personnage s'est un peu écarté vers la droite, n'a pas encore été effacée par les vaguelettes mourantes. Je peux voir ainsi qu'il porte des espadrilles de plage semblables aux miennes, avec une semelle caoutchoutée dont les dessins en creux sont exactement identiques. La pointure aussi, d'ailleurs. Devant moi en effet, à trente ou quarante mètres environ, un autre garçon du même âge – de la même taille en tout cas – suit le même parcours à l'extrême limite de l'eau. Toute sa silhouette pourrait être la mienne, sans doute, si ce n'étaient les mouvements des bras et des jambes qui me paraissent d'une amplitude anormale, inutilement impétueuse, saccadée, un peu incohérente.

Qui peut-il être? Je connais tous les gamins d'ici et celui-là ne me rappelle rien, sinon qu'il me ressemble. Ce serait donc un étranger au pays, un «duchentil» comme on dit en Bretagne (origine probable: tud-gentil, gens du dehors). Mais en cette saison, les enfants des éventuels touristes ou voyageurs ont regagné depuis longtemps leurs écoles citadines… Chaque fois qu'il a disparu derrière les blocs de granit marquant une avancée de la lande, et que j'ai moi-même à sa suite emprunté le passage plus étroit et glissant sur les pierres plates garnies de goémons châtains, je le retrouve dans l'anse prochaine, dansant sur la grève sans cesser de maintenir entre nous un constant intervalle, même si je ralentis ou accélère, un peu plus flou seulement à mesure que le jour baisse. On n'y voit presque plus rien quand je double la maisonnette dite du douanier, qui n'est plus entretenue et d'où personne ne surveille plus les pilleurs d'épaves. Cette fois-ci, je cherche en vain mon éclaireur, à la distance où il aurait dû reparaître. Le djinn gesticulant s'est bel et bien évanoui dans la bruine.

Et voilà que, brusquement, je me trouve à trois pas de lui. Il s'est assis sur un gros caillou que j'identifie aussitôt, à son galbe accueillant, pour m'y être souvent reposé, moi aussi. Instinctivement, je me suis arrêté, indécis, craignant de passer si près de l'intrus. Mais il s'est alors tourné vers moi et je n'ai pas osé ne pas reprendre ma route, d'un pas peut-être un peu plus hésitant, baissant la tête pour éviter de rencontrer son regard. Il avait le genou droit couronné d'une croûte noirâtre, à la suite sans doute d'une chute récente dans les rochers. Je m'étais fait, l'avant-veille, cette même écorchure. Et je n'ai pas pu m'empêcher, dans mon trouble, de relever les yeux vers son visage. Il présentait une expression de sympathie un peu inquiète, attentive en tout cas, légèrement incrédule. Et aucune hésitation ne demeurait possible: c'était bien moi. Il faisait noir à présent. Sans demander mon reste, je me suis lancé dans une course éperdue.

J'avais de nouveau, aujourd'hui, usé de cette lâche ressource, la fuite. Mais j'étais remonté aussitôt dans le train maudit, peuplé de ressouvenirs et de spectres, où les passagers dans leur ensemble ne paraissaient là que pour me détruire. La mission dont j'étais investi m'interdisait de quitter le convoi à la première petite station. Il me fallait demeurer entre ces six hommes malveillants qui ressemblaient à des croque-morts, dans ce wagon puant le soufre, jusqu'à la gare de Berlin-Lichtenberg où m'attendait celui qui se fait appeler Pierre Garin. Un nouvel aspect de mon absurde situation m'est alors apparu. Si le voyageur arrive avant moi dans le hall de la gare, Pierre Garin va évidemment se diriger vers lui pour l'accueillir, avec d'autant plus d'assurance qu'il ne sait pas encore que le nouvel Henri Robin porte une moustache…

Deux hypothèses sont envisageables: ou bien l'usurpateur est seulement quelqu'un qui me ressemble, tel un jumeau, et Pierre Garin risque de se trahir, de nous trahir, avant que le malentendu ne se révèle; ou bien le voyageur est vraiment moi, c'est-à-dire ma véritable duplication, et, dans ce cas… Mais non! Une pareille supposition n'est pas réaliste. Que j'aie, dans mon enfance bretonne, au pays des sorcières, des revenants et des fantômes en tout genre, souffert de troubles identitaires considérés comme graves par certains docteurs, c'est une chose. C'en serait une tout autre de m'imaginer avec sérieux, trente ans plus tard, victime d'un maléfique enchantement. De toute manière, il faut que je sois le premier que Pierre Garin apercevra.

La gare de Lichtenberg est en ruine, et je m'y trouve encore plus désorienté du fait que j'ai l'habitude de Zoo-Bahnhof, dans la partie ouest de l'ancienne capitale. Descendu parmi les premiers de mon train néfaste, empoisonné par les vapeurs sulfureuses, dont je constate à ce moment qu'il va continuer sa route vers le nord (jusqu'à Stralsund et Sassnitz, sur la Baltique), j'emprunte le souterrain qui donne accès aux différentes voies et, dans ma précipitation, je me trompe de sens. Il n'y a heureusement qu'une seule sortie, je reviens donc du bon côté où, bénissant le ciel, je reconnais tout de suite Pierre Garin, en haut des marches, toujours flegmatique d'apparence en dépit de notre retard considérable sur l'horaire affiché.

Pierre n'est pas à proprement parler un ami, mais un cordial collègue du Service, un peu plus âgé que moi, dont les interventions ont à plusieurs reprises recoupé les miennes. Il ne m'a jamais inspiré une confiance aveugle, ni non plus une méfiance de principe. Il parle peu et j'ai pu apprécier, en toutes circonstances, son efficacité. Lui aussi, je pense, a dû reconnaître la mienne, car c'est à sa demande expresse que je me suis rendu à Berlin, en renfort, pour cette enquête peu orthodoxe. Sans m'avoir serré la main, ce qui ne se fait pas chez nous, il m'a seulement demandé: «Bon voyage? Pas de problème notable?»

J'ai revu, à cet instant, tandis que le convoi quittait Bitterfeld avec sa lenteur coutumière, le soupçonneux Feldgendarme debout sur le quai près du poste de garde. il avait décroché le combiné téléphonique et il tenait, de l'autre main, son petit carnet ouvert, qu'il consultait tout en parlant. «Non, ai-je répondu, tout s'est bien passé. Juste un peu de retard.

– Merci pour l'information. Mais je m'en étais rendu compte.»

L'ironie de sa remarque n'a été soulignée par aucun sourire, ni la moindre détente du visage. J'ai donc abandonné ce sujet de conversation. «Et ici?

– Ici, tout va bien. Sauf que j'ai failli te manquer. Le premier voyageur qui a monté l'escalier de sortie, après l'arrivée du train, te ressemblait comme un sosie. Pour un peu, je l'aurais accosté. Lui ne paraissait pas me connaître. Je m'apprêtais à lui emboîter le pas, supposant que tu préférais me rencontrer comme par hasard, à l'extérieur de la gare, mais je me suis souvenu à temps de ta belle moustache toute neuve. Oui: Fabien m'avait prévenu.»

Près du téléphone censément public, gardé néanmoins par un policier russe, se tenaient trois messieurs en larges manteaux verts traditionnels et feutres mous. Ils n'avaient aucun bagage. Ils semblaient attendre quelque chose et ne parlaient pas entre eux. Par instant, l'un ou l'autre se tournait vers nous. Je suis sûr qu'ils nous surveillaient. J'ai demandé: «Un sosie, dis-tu… sans postiche… Tu penses qu'il pourrait avoir un rapport avec notre affaire?

– On ne sait jamais. Il faut penser à tout», a répondu Pierre Garin d'une voix neutre, insouciante aussi bien que scrupuleuse à l'excès. Peut-être s'étonnait-il, sans le montrer, d'une supposition qu'il estimait saugrenue. Je devais, à l'avenir, mieux contrôler mes paroles.

Dans son inconfortable voiture de fortune, au camouflage militaire crasseux, nous avons roulé en silence. Mon compagnon signalait cependant en quelques mots, de temps à autre, au milieu des décombres, ce qu'il y avait là autrefois, à l'époque du Troisième Reich. C'était comme la visite guidée d'une antique cité disparue, Héropolis, Thèbes, ou Corinthe. Après de nombreux détours, occasionnés par des artères non encore déblayées, ou interdites, et plusieurs chantiers de reconstruction, nous avons atteint l'ancien centre-ville, où presque tous les bâtiments étaient détruits plus qu'à moitié, mais paraissaient resurgir à notre passage dans tout leur éclat, pour quelques secondes, sous les descriptions fantômes du cicérone Pierre Garin, qui ne nécessitaient pas mon intervention.

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