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Passé la mythique Alexanderplatz, dont l'existence même n'était plus guère identifiable, nous avons traversé les deux bras successifs de la Spree et rejoint ce qui fut Unter den Linden, entre l'Université Humboldt et l'Opéra. La restauration de ce quartier monumental, trop chargé d'histoire récente, ne constituait pas, de toute évidence, une priorité pour le nouveau régime. Nous avons tourné à gauche, peu avant les vestiges chancelants, difficilement reconnaissables, de la Friedrichstrasse , opéré encore diverses circonvolutions dans ce labyrinthe de ruines où mon chauffeur semblait se sentir parfaitement chez soi, pour déboucher enfin sur la place des Gens d'Armes (les compagnies montées de Frédéric II avaient là leurs écuries), que Kierkegaard jugeait la plus belle place de Berlin, dans le crépuscule hivernal, sous un ciel maintenant devenu limpide où les premières étoiles commencent à s'allumer.

Juste à l'angle de la Jägerstrasse , c'est-à-dire au numéro 57 de cette rue naguère bourgeoise, une maison est encore debout, plus ou moins habitable et sans doute partiellement habitée. C'est ici que nous nous rendions. Pierre Garin me fait les honneurs du lieu. On monte au premier étage. Il n'y a pas d'électricité, mais sur chaque palier brûle une archaïque lampe à pétrole qui projette alentour une vague clarté rousse. Dehors, il va bientôt faire tout à fait nuit. On ouvre une petite porte, dont le panneau central est marqué, à hauteur du regard, par deux initiales en laiton (J.K.), et l'on se trouve dans l'entrée. A gauche, une porte vitrée conduit vers un cabinet. On avance tout droit; on est dans une antichambre sur laquelle donnent deux chambres absolument identiques, meublées sommairement mais de manière absolument identique, comme lorsqu'on aperçoit une pièce redoublée dans un grand miroir.

La chambre du fond est éclairée par un chandelier de faux bronze, avec trois bougies allumées, placé sur une table rectangulaire en bois brunâtre, devant quoi paraît attendre, légèrement de biais, un fauteuil genre Louis XV en mauvais état, garni de velours rouge râpé, rendu par endroit luisant de salissure, et ailleurs gris de poussière. Face aux vieux rideaux déchirés qui masquent de leur mieux la fenêtre, il y a aussi une vaste armoire aux lignes rigides, sans aucun style, sorte de caisson fait du même sapin teinté que la table. Sur celle-ci, entre le chandelier et le fauteuil, une feuille de papier blanc semble se mouvoir imperceptiblement sous la flamme vacillante des bougies. Pour la seconde fois de la journée, je ressens l'impression violente d'un souvenir d'enfance égaré. Mais, insaisissable et changeant, celui-ci disparaît aussitôt.

La chambre du devant n'est pas éclairée. Il n'y a même pas de bougie dans le chandelier en alliage de plomb. La fenêtre est béante, embrasure sans vitrage ni châssis, par où pénètrent le froid extérieur ainsi que la pâle clarté lunaire qui se mêle à la lueur plus chaude, bien que très atténuée par la distance, provenant de la chambre du fond. Ici, les deux battants de l'armoire bâillent largement, laissant deviner des étagères vides. Le siège du fauteuil est crevé, une touffe de crins noirs s'en échappe par une déchirure triangulaire. On se dirige irrésistiblement vers le rectangle bleuâtre de la croisée absente.

Pierre Garin, toujours à l'aise, désigne de sa main tendue les remarquables édifices qui entourent la place, ou du moins qui l'entouraient au temps du roi Frédéric, dit le Grand, et jusqu'à l'apocalypse de la dernière guerre mondiale: le Théâtre Royal au centre, l'Eglise des Français à droite et la Nouvelle Eglise à gauche, étrangement semblables l'une à l'autre en dépit de l'antagonisme des confessions, avec la même flèche statuaire terminant un clocher en rotonde qui domine les mêmes quadruples portiques à colonnes néo-grecques. Tout cela s'est écroulé, réduit désormais à d'énormes entassements de blocs sculptés où l'on distingue encore, sous la lumière irréelle d'une glaciale pleine lune, les acanthes d'un chapiteau, le drapé d'une statue colossale, la forme ovale d'un œil-de-bœuf.

Au milieu de la place, se dresse le socle massif, à peine écorné par les bombes, de quelque allégorie en airain aujourd'hui disparue, symbolisant la puissance et la gloire des princes par l'évocation d'un terrible épisode légendaire, ou bien représentant tout autre chose, car rien n'est plus énigmatique qu'une allégorie. Franz Kafka l'a bien sûr longuement contemplée, il y a juste un quart de siècle [1] , lorsqu'il vivait dans son voisinage immédiat, en compagnie de Dora Dymant, le dernier hiver de sa brève existence. Guillaume de Humboldt, Henri Heine, Voltaire, ont aussi habité sur cette place des Gens d'Armes.

«Voici donc, dit Pierre Garin. Notre client, appelons-le X, devrait venir là, devant nous, à minuit juste. Il aurait rendez-vous au pied de la statue manquante, qui célébrait la victoire du roi de Prusse sur les Saxons, avec celui que nous croyons être son assassin. Ton rôle se bornera, pour le moment, à tout observer et noter avec ta précision coutumière. Il y a une paire de jumelles nocturnes dans le tiroir de la table, celle de l'autre pièce. Mais son système n'est pas très au point. Et avec ce clair de lune inespéré, on voit presque comme en plein jour.

– Cette victime éventuelle, que tu nommes X, on connaît évidemment son identité?

– Non. A peine quelques suppositions, d'ailleurs contradictoires.

– Que suppose-t-on?

– Ça serait trop long à expliquer et ne te servirait à rien. En un sens, cela pourrait même déformer ton examen objectif des personnages et des faits, qui doit demeurer le plus impartial possible. A présent, je me sauve. Je suis déjà en retard, à cause de ton train pourri. Je te laisse la clef de la petite porte «J.K.», la seule qui permette d'entrer dans l'appartement.

– Qui est cette, ou ce J.K.?

– Je n'en sais rien. Sans doute l'ancien propriétaire, ou locataire, anéanti d'une façon ou d'une autre dans le cataclysme final. Tu peux imaginer ce que tu voudras: Johann Kepler, Joseph Kessel, John Keats, Joris Karl, Jacob Kaplan… La maison est abandonnée, il n'y reste que des squatters et des fantômes.»

Je n'ai pas insisté. Pierre Garin avait l'air pressé de partir, tout à coup. Je l'ai accompagné jusqu'à la porte, que j'ai refermée à clef derrière lui. Je suis revenu dans la chambre du fond et je me suis assis sur le fauteuil. Dans le tiroir de la table, il y avait en effet des jumelles soviétiques pour vision de nuit, mais aussi un pistolet automatique 7.65 [2] , un stylo à bille et une boîte d'allumettes. J'ai pris le stylo, refermé le tiroir, rapproché mon fauteuil de la table. Sur la feuille blanche, d'une petite écriture fine et sans rature, j'ai commencé sans hésitation mon récit:

«Au cours de l'interminable trajet en chemin de fer, qui, à partir d'Eisenach, me conduisait vers Berlin à travers la Thuringe et la Saxe en ruines, j'ai, pour la première fois depuis fort longtemps, aperçu cet homme que j'appelle mon double, pour simplifier, ou bien mon sosie, ou encore et d'une manière moins théâtrale: le voyageur. Mon train avançait à un rythme incertain et discontinu, etc., etc.

A onze heures cinquante, après avoir soufflé les trois bougies, je me suis installé sur le fauteuil au siège éventré, devant l'embrasure béante de l'autre pièce. Les jumelles de guerre, comme l'avait prédit Pierre Garin, ne m'étaient d'aucun secours. La lune, plus haute dans le ciel, brillait maintenant d'un éclat cru, rigoureux, sans pitié. Je regardais le socle vacant, au milieu de la place, et un groupe en bronze hypothétique m'apparaissait peu à peu, dans une espèce d'évidence, qui projetait une ombre noire étonnamment nette, eu égard à sa fine ciselure, sur une zone bien aplanie du sol blanchâtre. Il s'agit là, selon toute apparence, d'un char antique tiré au grand galop par deux chevaux nerveux, aux crinières jaillissant en mèches folles dans le vent, sur lequel ont pris place plusieurs personnages, probablement emblématiques, dont les poses sans naturel ne s'accordent guère avec la vitesse supposée de la course. Debout à l'avant, brandissant un long fouet de cocher avec sa lanière serpentine au-dessus des croupes, celui qui conduit l'attelage est un vieillard à la noble stature, couronné d'un diadème. Ce pourrait être une représentation du roi Frédéric en personne, mais le monarque est ici vêtu d'une toge hellénique (laissant l'épaule droite découverte) dont les pans volent autour de lui en harmonieuses ondulations.

A l'arrière, se tiennent deux jeunes hommes campés sur des jambes solides, un peu écartées, bandant chacun la corde d'un arc de dimension imposante, flèches pointées l'une vers l'avant droit, l'autre vers l'avant gauche, formant entre elles un angle d'environ trente degrés. Les deux archers ne sont pas exactement côte à côte, mais décalés d'un demi-pas, pour donner plus d'aisance à leur tir. Ils ont le menton levé, guettant quelque danger venu de l'horizon. Leur costume modeste – une sorte de pagne raide et court, sans rien qui protège la poitrine – laisse supposer qu'ils seraient de condition inférieure, non patricienne.

Entre eux et le conducteur du char, une jeune femme aux seins nus est assise sur des coussins, dans une posture qui rappelle la Lorelei, ou la petite sirène de Copenhague. Les grâces encore adolescentes de son visage comme de son corps s'allient à une mine altière, presque dédaigneuse. Est-ce l'idole vivante du temple, offerte pour un soir à l'admiration des foules prosternées? Est-ce une princesse prisonnière, que son ravisseur emmène par la force vers des noces contre nature? Est-ce une enfant gâtée dont l'indulgent papa veut distraire l'ennui par cette promenade en voiture découverte, lancée à vive allure dans l'accablante chaleur de la nuit d’été?

Mais voici qu'un homme apparaît, sur la place déserte, comme s'il sortait des impressionnants décombres du Théâtre Royal. Et d'un seul coup se volatilisent la touffeur nocturne des Orients rêvés, le palais d'or du sacrifice, les foules en extase, le char flamboyant de l'éros mythologique… La haute silhouette de celui qui doit être X se trouve encore grandie par un long manteau ajusté, de teinte très sombre, dont la partie inférieure (sous une martingale qui marque la taille) s'évase pendant la marche, grâce à des plis creux dans la lourde étoffe, les bottes vernies de cavalier surgissant alors l'une après l'autre jusqu'au revers, à chaque enjambée. Il se dirige d'abord vers mon poste d'observation, où, bien en retrait, je demeure dans l'ombre; puis, à mi-chemin, il exécute une lente volte sur lui-même, balayant d'un regard intrépide les alentours, mais sans s'attarder; et aussitôt, obliquant vers sa droite, il s'avance d'un pas résolu vers le socle de nouveau inoccupé, en attente, dirait-on.

[1] Le narrateur, lui-même sujet à caution, qui se présente sous le nom fictif d'Henri Robin commet ici une légère erreur. Après avoir passé l'été sur une plage de la Baltique, Franz Kafka s'est installé à Berlin pour un ultime séjour, avec Dora cette fois-ci, en septembre 1923, et il est retourné à Prague en avril 1924, déjà presque mourant. Le récit de H.R. se situe au début de l'hiver «quatre ans après l'armistice», donc vers la fin de 1949. Il y a ainsi 26 ans, et non 25, entre sa présence en ces lieux et celle de Kafka. L'erreur ne peut concerner le chiffrage de «quatre ans»: trois ans après l'armistice (ce qui ferait bien un quart de siècle), c'est-à-dire à la fin de 1948, serait en effet impossible, car cela placerait le voyage de H.R. en plein blocus de Berlin par l'Union Soviétique (de juin 48 à mai 49).


[2] Cette indication erronée nous paraît beaucoup plus grave que la précédente. Nous y reviendrons.


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