HR se réveille dans une chambre inconnue, qui doit être une chambre d'enfants, vu le format miniature des deux lits jumeaux, des tables de nuit, du meuble de toilette avec sa double garniture en porcelaine épaisse, peinte d'un décor grisâtre. Lui-même est étendu sur un simple matelas, mais de taille adulte, posé sommairement à même le plancher. Il y a aussi une grosse armoire à glace traditionnelle, dont le lourd vantail bâille largement et qui semble géante dans cet ameublement de poupées. Au-dessus de sa tête, la lumière électrique est allumée: un plafonnier en verre moulé dépoli qui a la forme d'une coupe et représente un visage de femme, tout entouré comme un soleil par de longues mèches ondulées, serpentines. Mais il ne peut en explorer davantage les détails, tant est vive sa clarté crue. Sur le mur au papier rayé, face à son matelas, est accrochée une peinture du style pompier, vague imitation de Delacroix ou de Géricault, sans rien de remarquable sinon sa taille importante et sa médiocre facture.
Dans le grand miroir biseauté de l'armoire apparaît le reflet de la porte qui donne accès à la chambre. Elle est grande ouverte et, dans l'embrasure béante sur le fond noir d'un corridor obscur, Gigi, debout, se tient immobile, contemplant le voyageur couché qui, reposant selon son habitude sur le flanc droit, n'aperçoit l'adolescente que par l'entremise du battant de l'armoire à glace, disjoint – dirait-on – d'une façon très calculée. Pourtant, la jeune visiteuse regarde directement le bas des rideaux rouges et le traversin, sans jeter un coup d' œil vers la glace de l'armoire, si bien qu'elle ne peut savoir que le dormeur a maintenant les yeux entrouverts, qu'il l'épie à son tour, se posant de nouvelles questions à son sujet. Pourquoi cette remuante fillette demeure-t-elle silencieuse et figée, surveillant avec une telle attention le sommeil inquiétant de l'hôte? Celui-ci aurait-il un caractère anormal, une durée alarmante, une profondeur excessive? Quelque médecin appelé d'urgence aurait-il déjà tenté de l'en sortir? Ne lit-on pas une sorte d'angoisse sur le joli visage enfantin?
L'évocation d'un éventuel docteur à son chevet déclenche tout à coup dans le cerveau troublé de HR un bref souvenir, fragmentaire et fragile, de son passé immédiat. Un homme au crâne dégarni, avec la barbiche de Lénine et des lunettes d'acier très étroites, qui tenait un bloc-notes et un stylo, était assis sur une chaise au pied du matelas, tandis que lui-même les yeux au plafond parlait d'abondance, mais d'une voix rauque, méconnaissable, sans parvenir à prendre le contrôle de ce qu'il disait. Que pouvait-il raconter dans son délire? Par instant, il jetait un regard effrayé vers son impassible examinateur, derrière lequel un autre homme, debout, souriait sans raison. Et celui-là ressemblait curieusement à HR en personne, d'autant plus qu'il avait endossé le costume et la pelisse dans lesquels l'agent spécial était arrivé à Berlin.
A un moment, ce faux HR dont le visage demeurait bien identifiable malgré sa moustache, artificielle sans aucun doute, s'est incliné vers le médecin greffier pour lui parler à l'oreille, tout en lui montrant quelque chose sur une liasse de feuilles manuscrites… L'image se fige durant quelques secondes dans l'incontestable densité du réel, pour se défaire aussitôt avec une rapidité déconcertante. Une minute à peine plus tard, toute la séquence a disparu, dissoute dans les brumes, fantomatique, totalement invraisemblable. Sans doute n'y avait-il là que les résidus flottants d'un morceau de rêve.
Gigi porte aujourd'hui une petite robe d'écolière bleu marine, très plaisante bien qu'évoquant le costume austère des pensions religieuses, avec sa courte jupe plissée, ses socquettes blanches et son col claudine. Et voici qu'elle s'avance à présent d'un pas décidé mais gracieux vers l'armoire à glace, comme si elle venait de découvrir son ouverture intempestive (ou bien dorénavant inutile?). D'un geste ferme, elle en clôt le battant, dont les charnières mal huilées grincent longuement. HR feint d'être réveillé en sursaut par ce bruit; il rajuste à la hâte les boutons du pyjama étranger qu'on lui a fait revêtir (qui? quand? pourquoi?) et se dresse sur son séant. D'un air aussi dégagé que possible, en dépit d'une incertitude persistante concernant le lieu exact où il se trouve et les raisons qui l'ont conduit à dormir là, il dit: «Bonjour, petite!»
L'adolescente ne répond que par un léger hochement de tête. Elle semble préoccupée, mécontente peut-être. En fait, son comportement tranche à tel point sur celui de la veille (mais était-ce la veille?) que l'on croirait avoir affaire à une autre fillette, toutefois physiquement identique à la première. Le voyageur décontenancé risque une question neutre, et prononcée sur un ton indifférent:
«Tu pars pour l'école?
– Non, pourquoi? s'étonne-t-elle d'une voix maussade. Je suis débarrassée depuis longtemps des cours, des devoirs et des examens… En outre, vous n'êtes pas obligé de me tutoyer.
– Comme tu voudras… Je disais ça à cause du costume.
– Qu'est-ce qu'il a, mon costume? C'est ma tenue de travail!… D'ailleurs, on ne va pas à l'école en pleine nuit.»
Tandis que Gigi se contemple avec sérieux dans la glace de l'armoire, passant en revue d'une manière méthodique toute sa personne, depuis les boucles blondes dont elle accentue le désordre, trop visiblement apprêté, jusqu'aux socquettes blanches qu'elle fait s'avachir encore un peu plus sur les chevilles, HR, que l'on croirait gagné par la contagion, s'est mis debout pour inspecter son propre visage défraîchi en se courbant outre mesure vers l'un des deux miroirs de toilette, placés trop bas, au-dessus des cuvettes en porcelaine. Son pyjama d'emprunt à rayures bleu ciel porte la lettre W sur la pochette pectorale. Il demande, sans paraître y attacher d'importance:
«Quel genre de travail?
– Entraîneuse.
– A ton âge? Avec cette robe-là?
– Il n'y a pas d'âge pour entraîner, vous devriez le savoir, monsieur le Français… Quant au genre de la robe, il est obligatoire dans le bar dancing où je suis serveuse (entre autres choses)… Ça rappelle leur famille absente aux officiers d'occupation!»
HR s'est tourné vers la prometteuse nymphe en herbe, qui en profite pour souligner l'ironie de son commentaire par un clin d' œil grivois, derrière la mèche folle lui barrant une pommette et l'arcade sourcilière. Sa mimique indécente apparaît d'autant plus suggestive que la jeune demoiselle a retroussé jusqu'à la taille son ample jupe aux plis creux bien repassés, afin de rajuster devant la glace sa petite culotte un peu trop lâche, en veillant d'ailleurs à ne pas y faire disparaître les menus bâillements appropriés. Ses jambes nues sont lisses et bronzées jusqu'en haut des cuisses comme si l'on était toujours en plein été, à la plage. Il dit:
«Qui est ce W, dont on m'a prêté le pyjama?
– Eh bien, c'est Walther, évidemment!
– Qui est Walther?
– Walther von Brücke, mon demi-frère, celui que vous avez vu hier sur une photo de vacances au bord de la mer, dans le salon du rez-de-chaussée.
– Il habite donc ici?
– Non, non! Dieu soit loué! La maison était vide et fermée depuis longtemps, quand 10 s'y est installée, fin 46. Cet âne de Walther a dû se faire tuer en héros sur le front russe, pendant la retraite allemande [11] . Ou bien il croupit dans un camp, au fin fond de la Sibérie.
Gigi, qui a rouvert pendant ce temps la porte grinçante de la grosse armoire, dont la moitié seulement est aménagée en penderie, fouille maintenant avec une espèce de rage parmi les vêtements, lingeries ou colifichets accumulés en un inextricable fouillis sur les étagères, à la recherche semble-t-il d'un petit objet qu'elle ne retrouve pas. Une ceinture? Un mouchoir? Un bijou de pacotille? Dans son énervement, elle fait choir sur le sol un fin soulier noir à haut talon dont l'empeigne triangulaire est entièrement recouverte d'écailles bleues métallisées. HR lui demande si elle a perdu quelque chose, mais elle ne daigne pas répondre. Elle doit pourtant avoir mis la main sur ce qu'elle cherchait, un accessoire fort discret dont il ne parvient pas à saisir la nature, alors qu'elle referme l'armoire et se retourne vers lui avec soudain son premier sourire. Il dit:
«Si je comprends bien, j'occupe votre chambre?
– Non. Pas vraiment. Tu as vu la taille des lits! Mais c'est le seul miroir de la maison où l'on peut se voir en pied… Et puis, ça a été ma chambre, autrefois… depuis ma naissance, ou à peu près, jusqu'en 1940… J'avais cinq ans. Je jouais à me dédoubler, à cause des deux lits et des deux cuvettes. Certains jours j'étais W, et d'autres fois j'étais M. Quoique jumeaux, ils devaient être tout à fait différents l'un de l'autre. Je leur inventais des habitudes bien distinctes, des caractères très marqués, des manies personnelles, des pensées ou façon d'agir en totale opposition… Je m'appliquais à respecter scrupuleusement l'identité supposée de chacun.
– Qu'est devenu M?
– Rien. Markus von Brücke est mort en bas âge… Tu ne veux pas que j'ouvre les rideaux?
– Quel intérêt? Vous disiez qu'il fait nuit noire.
– Aucune importance. Tu vas voir! De toute façon, il n'y a pas de fenêtre…»
Ayant retrouvé sans motif évident toute son exubérance juvénile, l'adolescente franchit en trois bonds élastiques, sur le matelas aux rayures bleues consacrées par l'usage, la distance qui sépare l'armoire à glace des rideaux rouges étroitement clos, dont elle fait coulisser à deux mains d'un seul élan, sur leur barre métallique dorée, les anneaux en bois tourné qui se rabattent à droite et à gauche dans un clair cliquetis annonciateur, comme pour laisser la place en leur séparation médiane à la scène attendue d'un théâtre. Mais, derrière les lourds rideaux, il y a seulement le mur.
Cette paroi, en effet, ne comporte aucune espèce de baie ou fenêtre à l'ancienne, ni la moindre ouverture sinon en trompe-l'œil: une croisée factice donnant sur un extérieur imaginaire, peints l'un et l'autre sur le plâtre avec un étonnant effet de présence tangible, encore accentué par des spots lumineux judicieusement disposés que le geste de dévoilement a du même coup mis en marche. Encadré par les montants et petits bois d'un châssis classique à deux battants, sur lequel on a figuré dans un souci maniaque de réalisme, hypertrophié, son moulurage à carrés et doucines, ses écorchures ou menus défauts du bois, sa crémone en fer écaillée par place, s'étend, au-delà des douze carreaux rectangulaires (deux fois trois pour chaque vantail), un désastreux paysage de guerre. Des morts, ou des mourants, gisent çà et là dans la pierraille. Ils portent l'uniforme verdâtre, bien identifiable, de la Wehr macht. La plupart n'ont plus de casque. Une colonne de prisonniers désarmés, dans la même tenue plus ou moins incomplète, déchirée ou salie, s'éloigne vers le fond, sur la droite, surveillés par des soldats russes pointant vers eux le canon court de leur fusil d'assaut à tir automatique.