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CINQUIÈME JOURNÉE

HR rêve qu'il se réveille en sursaut dans la chambre sans fenêtre des anciens enfants von Brücke. Le bruit violent de verre cassé qui l'a tiré de son sommeil imaginaire semblait provenir de l'armoire à glace, dont le grand miroir est pourtant intact. Craignant des dégâts à l'intérieur, il se lève pour en ouvrir la lourde porte. Sur l'étagère centrale, à hauteur du regard, le poignard en cristal (dressé auparavant sur son pied de coupe à champagne) est en effet tombé sur la chaussure bleue aux écailles de sirène, renversé sans aucun doute par le fracas d'un quadrimoteur américain volant anormalement bas après son décollage de Tempelhof (par vent du nord) qui a fait vibrer tous les objets du pavillon, comme un tremblement de terre. Dans sa chute brutale, la transparente lame effilée a fait une blessure profonde au chevreau blanc qui garnit l'intérieur du délicat soulier, couché maintenant lui aussi.

L'entaille saigne abondamment: un épais liquide vermeil s'écoule en flot spasmodique sur l'étagère du dessous et le linge intime de Gigi qui s'y accumule en désordre. HR, pris de panique, ne sait pas quoi faire pour arrêter l'hémorragie. Il s'affole d'autant plus que toute la maison s'est emplie soudain des cris aigus d'une émeute…

Je me suis alors réveillé pour de bon, mais dans la chambre numéro 3, à l'hôtel des Alliés. Deux filles de service se querellaient bruyamment dans le couloir, juste derrière ma porte. J'étais toujours en pyjama, allongé en travers de la couette bouleversée, rendue moite par ma transpiration. Mon Frühstück une fois débarrassé, après le départ de Pierre Garin, j'avais voulu me reposer un peu sur mon lit, et, mal remis d'une lourde fatigue consécutive à cette nuit agitée suivie d'un sommeil trop bref, je m'étais rendormi aussitôt. Et, déjà, maintenant, le jour hivernal déclinait au dehors, entre les rideaux restés ouverts. Les servantes s'injuriaient dans un langage dialectal, à fort accent campagnard, auquel je ne comprenais rien.

Je me suis levé, avec effort, et j'ai tiré ma porte en grand d'un seul coup. Maria et sa jeune collègue (certainement une débutante) ont aussitôt mis fin à leur altercation. Sur le plancher du couloir, il y avait une carafe en verre blanc brisée en trois morceaux, dont le contenu (qui semblait être du vin rouge) s'était répandu jusqu'au seuil de ma chambre.

.Maria, d'humeur nerveuse, m'a quand même adressé un sourire contraint et elle a voulu se justifier, en utilisant désormais un allemand plus classique, un peu simplifié à mon intention:

«Cette petite idiote a eu peur: elle croyait que l'avion allait s'écraser sur la maison, et elle a laissé tomber son plateau.

– C'est pas vrai, protestait à voix basse l'autre fille. C'est elle qui m'a poussée, exprès pour me faire perdre l'équilibre.

– Ça suffit! N'ennuie pas les clients avec tes histoires. Monsieur Wall, il y a deux messieurs qui vous attendent en bas, depuis une heure. Ils ont dit de ne pas vous réveiller… qu'ils avaient le temps… Ils voulaient savoir si l'hôtel possédait une autre porte de sortie!

– Bien… Y a-t-il, en fait, une autre porte?

– Mais non!… Pourquoi donc?… Seulement celle que vous connaissez, qui donne sur le canal. Elle sert à la fois pour le café, pour les livraisons et pour l'hôtel.»

Maria paraissait concevoir cette affaire de porte comme une curiosité saugrenue des visiteurs. Ou bien jouait-elle la naïveté, comprenant au contraire fort bien ce que signifiait la question? Peut-être même, s'excitant à l'idée de mon éventuelle escampette, aurait-elle hâté volontairement ma réapparition en provoquant ce tumulte dans le couloir? J'ai répondu avec calme que j'allais descendre, qu'il fallait juste me laisser le temps de m'habiller. Et j'ai refermé ma porte d'un geste sec, lui donnant en outre un tour de clef bien démonstratif, qui a claqué sourdement dans la gâche comme un coup de revolver muni du dispositif appelé «silencieux».

C'est à ce moment là que j'ai vu sur la chaise mon propre costume de voyage, à la place où j'avais mis celui d'emprunt avec lequel j'étais revenu cette nuit. Et, au porte-manteau mural, dans le fond de la chambre, ma pelisse disparue se trouvait à présent accrochée sur son cintre… En quelle circonstance, à quelle heure la substitution se serait-elle donc opérée, sans que je m'en aperçoive? Incapable de me souvenir si mes vrais habits étaient déjà rentrés en scène lorsque Pierre Garin m'avait fait sa rapide visite, je pouvais très bien ne pas les avoir remarqués depuis l'irruption intempestive de Maria portant mon petit déjeuner, puisque leur présence m'était si familière… Mais, ce qui me troublait davantage, c'est qu'il n'existait plus désormais la moindre preuve d'une quelconque vérité objective de mes derniers déplacements. Tout avait disparu: le confortable costume en tweed, les affreuses chaussettes rouge et noir, la chemise et le mouchoir brodés d'un W gothique, la boue du souterrain sur les grosses chaussures, l'Auswe is berlinois comportant ma photographie (ou du moins celle d'un visage qui ressemblerait fort au mien) mais certifiant une autre identité, sans rapport avec aucune de celles que j'utilise, bien qu'en relation étroite avec mon voyage.

Je me suis alors rappelé la petite culotte maculée de sang, ramassée à terre on ne sait pourquoi dans la chambre de Gigi. Ne l'avais-je pas, avant de me mettre au lit, sortie de la poche du pantalon en tweed? (Je me revoyais en tout cas l'y enfouir prestement, après avoir regardé les trois dessins érotiques de mon sosie, faisant la remarque à cette occasion qu'il est rare de confectionner un costume entier dans ce type d'étoffe.) Où l'aurais-je fourrée en rentrant ici?… J'ai fini par la découvrir avec soulagement dans une corbeille à déchets de la salle de bains: le ménage, par bonheur, n'était pas fait, puisque je n'avais pas quitté ma chambre.

En l'inspectant avec plus d'attention, j'ai constaté la présence d'une petite déchirure au centre de la tache rouge, comme produite par la pointe d'un objet coupant très effilé. Un rapprochement ne s'imposait-il pas avec le stylet de verre qui venait de reparaître dans mon tout récent cauchemar? Le contenu anecdotique de celui-ci, comme il arrive presque toujours dans les rêves, s'expliquait d'ailleurs sans mal à partir d'éléments de réalité vécus la veille: en rangeant sur l'étagère très encombrée de la grosse armoire la coupe à champagne brisée juste à côté de la chaussure bleue, l'idée fugitive de harponner un poisson des profondeurs avec ce dard dans une partie de pêche sous-marine m'avait bel et bien effleuré (ô Angélica!). Je range avec soin mon trophée de chasse derrière la glace de l'armoire à pharmacie, attestant ainsi l'existence vérifiable de mes aventures nocturnes, attentif à ne pas en ôter le fragile éclat de verre qui demeurait accroché aux effilochures de la soie.

Après m'être habillé sans hâte excessive, pour rejoindre en bas mes visiteurs, j'ai aperçu, déformant la poche gauche de ma pelisse accrochée au porte-manteau, une grosseur anormale. M'étant approché avec circonspection et y plongeant une main soupçonneuse, j'en ai ressorti un lourd pistolet automatique que j'ai aussitôt reconnu: sinon celui-là même, il était du moins identique au Beretta trouvé dans le tiroir d'une table à écrire de l'appartement J.K. donnant sur la place des Gens d'Armes, lors de mon arrivée à Berlin. Quelqu'un voudrait-il donc me pousser au suicide? Remettant à plus tard l'examen de ce problème et ne sachant que faire avec cette arme têtue, je l'ai remise, en attendant, là où quelqu'un l'avait glissée avant de me rendre mes habits, et je suis descendu, évidemment sans la pelisse.

Dans la salle du Café des Alliés, peu fréquentée d'une façon générale, les deux hommes qui demandaient à me voir, sans pourtant manifester d'impatience, étaient identifiables très aisément: il n'y avait aucun autre consommateur. Installés à une table toute proche de la porte extérieure, devant des verres de bière presque vides, ils ont levé les yeux vers moi, et l'un d'eux m'a désigné (d'un geste plus résigné qu'impératif) la chaise vide visiblement préparée à mon intention. J'ai aussitôt compris à leur costume qu'il s'agissait de policiers allemands en civil, qui m'ont d'ailleurs, en guise de préambule, présenté les cartes officielles attestant leur fonction et le devoir dans lequel ils étaient d'obtenir de moi des réponses précises, véridiques, non dilatoires. Bien que peu loquaces et n'ayant pas jugé utile de quitter leurs sièges à mon arrivée, ils se conduisaient dans les gestes et attitudes, comme aussi dans leurs rares paroles, avec courtoisie et même peut-être une certaine bienveillance, du moins apparente. Le plus jeune parlait un français clair et correct, sans finesse excessive, et je me suis senti honoré par cette sollicitude de la police à mon égard, quoique me rendant bien compte de perdre là un important moyen d'éluder quelque question gênante, en feignant de ne pas en saisir le sens exact ou les évidentes implications.

D'après mon rapide coup d'œil à leurs cartes professionnelles, celui des deux qui ne s'exprimait pas dans ma propre langue – que ce fût par ignorance ou par calcul – avait un grade plus élevé dans la hiérarchie. Et il affichait un air d'ennui un peu absent. L'autre m'a expliqué brièvement la situation: j'étais soupçonné d'une certaine part (pour ne pas dire plus) dans l'affaire criminelle dont ils se trouvaient en charge depuis ce matin. Comme ni la victime ni aucun des suspects potentiels n'appartenait aux services américains, civils ou militaires, l'usage voulait dans ce secteur que l'enquête – au début en tout cas – revienne à la Stadtpolizei de Berlin-Ouest. Il allait donc me lire, pour commencer, la partie du rapport me concernant. Si j'avais des remarques à faire, j'étais en droit de l'interrompre; mais il paraissait préférable, pour ne pas perdre du temps en vain, que je n'use pas trop souvent de cette latitude et que mes apports personnels, contestations éventuelles ou commentaires justificatifs soient groupés, par exemple à la fin de son exposé préliminaire. J'ai acquiescé, et il a entrepris sans plus attendre la lecture des feuillets dactylographiés extraits de son épaisse serviette:

«Vous vous appelez Boris Wallon, né au mois.d'octobre 1903 à Brest, non pas le Brest de Biélorussie, mais un port de guerre en Bretagne française. C'est du moins sous cette identité que vous avez franchi le checkpoint de la Friedrichstrasse pour pénétrer dans la partie occidentale de notre ville. Pourtant, une trentaine d'heures plus tôt, vous aviez quitté la République Fédérale par le poste frontière de Bebra avec un passeport où figurait un autre nom, Robin, et un autre prénom, Henri; c'est d'ailleurs ce document-là que vous avez aussi présenté dans le train, lors d'un contrôle militaire provoqué par votre comportement étrange en gare de Bitterfeld. Le fait d'être en possession de plusieurs Reisepass apparemment authentiques, mais établis avec des patronymes, lieux de naissance ou professions différents, ne sera pas retenu contre vous: c'est souvent le cas des voyageurs français en mission, et ça n'est pas notre affaire. En principe, votre emploi du temps depuis l'entrée en zone soviétique, à Gerstungen-Eisenach, jusqu'à votre sortie de Berlin-Est vers notre secteur d'occupation américaine, ne nous concerne pas non plus.

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