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QUATRIÈME JOURNÉE

Dans la chambre n° 3, à l'Hôtel des Alliés, HR est réveillé d'une manière brutale par l'intempestif vrombissement d'un quadrimoteur américain, sans doute la version cargo du B 17, qui vient de décoller sur le tout proche aérodrome de Tempelhof. Les vols y sont certes moins nombreux aujourd'hui qu'à l'époque du pont aérien, durant le blocus, mais ils demeurent très présents. Entre les doubles rideaux restés en position diurne, rabattus vers les deux côtés, toute la fenêtre donnant sur l'extrémité en cul-de-sac du canal mort vibre de façon si inquiétante au passage de l'appareil, dont l'altitude doit être encore plus faible qu'à l'ordinaire, que l'on croirait l'ensemble du vitrage promis à une inévitable explosion, le bruit des carreaux brisés qui retomberaient alors en morceaux sur le plancher, l'un après l'autre, se mêlant à celui de l'avion qui s'éloigne et prend de la hauteur. Il fait grand jour. Le voyageur se redresse et s'assoit au bord du lit, heureux d'avoir échappé à cet incident supplémentaire. Son esprit est si embrouillé qu'il n'est pas tout à fait sûr de l'endroit où il se trouve.

S'étant mis debout, avec une sorte de malaise persistant dans tout son corps et ses membres comme dans le fonctionnement cérébral, il voit que sa porte (qui fait face à la fenêtre) est grande ouverte. Dans l'embrasure béante se tiennent deux personnages immobiles: l'avenante Maria portant un plateau chargé et, derrière elle mais la dépassant d'une tête et des épaules, l'un des frères Mahler, probablement Franz à en juger par sa voix rébarbative qui annonce, sur un ton de reproche agressif: «C'est le petit déjeuner, monsieur Wall, que vous avez commandé pour cette heure-ci.» L'homme, dont la stature semble encore plus démesurée que dans la salle du bas, s'éclipse aussitôt vers les profondeurs obscures d'un couloir où il est contraint de se courber, tandis que la frêle servante arborant son plus joli sourire va déposer le plateau sur une table aux dimensions modestes, assez proche de la fenêtre, que le voyageur n'avait pas remarquée quand il a pris possession des lieux (hier? avant-hier?) et qui doit servir aussi de bureau pour écrire, car la jeune fille écarte avant de disposer les assiettes, tasse, corbeilles, etc., une liasse de feuilles blanches au format commercial et sans en-tête, ainsi qu'un stylographe paraissant attendre le scripteur.

HR, en tout cas, possède désormais une certitude: il a retrouvé sa chambre d'hôtel et c'est là qu'il a passé la fin d'une nuit agitée. Cependant, s'il a conscience d'être rentré fort tard, il ne se souvient pas d'avoir demandé qu'on le réveille, à quelque heure que ce soit, et il a maintenant omis de se le faire répéter d'une façon moins vague par le patron grincheux, compensant alors le manque d'une montre en bon état de marche. Au reste, on dirait que la notion d'heure, exacte ou même approximative, a perdu toute importance à ses yeux, peut-être parce que sa mission spéciale se trouve mise en suspens, ou bien seulement depuis qu'il s'est perdu dans la contemplation du tableau de guerre ornant sa chambre d'enfant, chez la maternelle et troublante Io. A partir, en effet, de l'espèce de dérive mentale produite par cette ouverture doublement aveugle, murée avec un trompe-l' œil lourd d'une signification absente, les événements en chapelet de la nuit lui laissent une désagréable impression d'incohérence, à la fois causale et chronologique, une succession d'épisodes qui paraissent sans autres liens que de contiguïté (ce qui empêche de leur assigner une place définitive), dont certains se colorent d'une reposante douceur sensuelle, tandis que d'autres relèveraient plutôt du cauchemar, sinon de la fièvre hallucinatoire aiguë.

Maria ayant achevé la mise en place de sa collation matinale, HR, qui ne cesse de réentendre la phrase prononcée par le mauvais Mahler, au lieu de requérir l'élucidation de l'ambigu «cette heure-ci», demande à la servante sur le point de sortir, dans un allemand simplifié mais clair, d'où vient ce nom de Wall qu'on lui attribue. Maria le regarde avec de grands yeux étonnés, finissant par dire: «Ein freundliches Diminutiv, Herr Walther! », formulation qui plonge le voyageur dans une perplexité nouvelle. Ça ne serait donc pas le patronyme Wallon que l'on a ainsi «amicalement» abrégé, mais le prénom Walther, qui n'a jamais été le sien et ne figure sur aucun document, authentique ni faux.

La jeune soubrette disparue, sur une gentille courbette avant de refermer la porte, HR désemparé grignote quelques fragments de divers pains, biscuits ou fromage sans goût. Il pense à autre chose. Après avoir repoussé ces aliments inopportuns dont il n'a aucune envie, il replace les feuilles de papier vierges au centre de la table, devant sa chaise. Et, avec le souci principal de mettre un peu d'ordre – si cela est encore possible – dans la série discontinue, mobile, fuyante, des différentes péripéties nocturnes, avant qu'elles ne soient dissoutes parmi la brume des réminiscences fictives, de l'oubli spécieux ou de l'aléatoire effacement, voire d'une totale dislocation, le voyageur reprend sans plus tarder la rédaction de son rapport dont il craint que la maîtrise, de plus en plus, ne lui échappe:

Après le départ de Gigi pour son travail équivoque, je suis allé ramasser sur le seuil de la porte toujours ouverte ce poignard de cristal que la coupe à champagne avait formé en se brisant. Je l'ai considéré avec attention, un long moment, sous ses divers angles. A la fois fragile et cruel, il pouvait éventuellement me servir comme arme défensive, ou plutôt comme menace si je voulais, par exemple, contraindre quelque gardien ou gardienne à me livrer les clefs de ma prison. A tout hasard, j'ai donc rangé le dangereux objet sur une étagère de l'armoire, debout sur son pied intact, à côté de la fine chaussure de bal recouverte d'étincelantes paillettes bleues, reflet lointain de l'eau profonde au pied des falaises, en mer Baltique.

Ensuite, au bout d'un laps de temps difficile à définir, la duègne vêtue de noir est arrivée, portant sur un petit plateau quelque chose qui ressemblait à une ration K de l'armée américaine: une cuisse de poulet froid, plusieurs quartiers de tomate crue (brillants, bien réguliers, d'un beau rouge de chimie) et un gobelet en plastique translucide contenant une boisson brunâtre, qui pouvait être du coca-cola sans mousse. La vieille dame n'a pas prononcé un mot tandis qu'elle s'avançait pour déposer son offrande sur mon matelas. En s'en allant, toujours muette et fermée, elle a vu les débris du verre cassé sur le sol, qu'elle s'est contentée, après m'avoir jeté un regard accusateur, de repousser avec son pied vers un coin du mur.

En l'absence de tout autre siège, j'ai mangé les tomates et le poulet assis sur un des lits d'enfant, celui dont l'oreiller porte un grand M gothique brodé à la main. Bien que redoutant encore une fois d'être victime de quelque drogue ou poison, je me suis risqué aussi à goûter du bout des lèvres le liquide suspect, couleur de rouille noirâtre, qui était en tout cas beaucoup moins mauvais que du coca-cola. A la seconde gorgée, je l'ai même trouvé bon, probablement alcoolisé, et j'ai fini par boire tout le verre. Je n'avais pas pensé à demander l'heure à ma visiteuse, dont l'aspect peu amène n'incitait guère à la conversation. Rigide geôlière, longue, maigre et noire, elle semblait sortie d'une tragédie antique mise en scène selon nos modes d'après-guerre. Je ne me souviens plus si, allongé de nouveau sur mon matelas, j'ai sombré ou non dans le sommeil.

Un peu plus tard, Io se dressait au-dessus de moi, tenant à deux mains une tasse blanche posée sur sa soucoupe qu'elle faisait bien attention de garder horizontale, répétition donc d'une séquence antérieure déjà rapportée. Mais cette fois, ses cheveux noirs aux souples ondulations brillantes se répandaient défaits sur les épaules, et sa chair laiteuse apparaissait en maints endroits à travers les gazes et dentelles d'un déshabillé transparent pour nuit de noces, sous lequel ne se discernait aucun sous-vêtement et qui retombait jusqu'à ses pieds nus. Ses bras étaient nus également, ronds et fermes sous une peau de satin presque immatérielle. Les aisselles bien lisses devaient être rasées. La fourrure pubienne formait un triangle équilatéral, peu important mais net, et très sombre sous les plis mouvants du voile.

«Je vous apporte une tasse de tilleul», a-t-elle murmuré timidement, comme si elle avait peur de me réveiller alors que j'avais les yeux grands ouverts, levés vers elle à la quasi-verticale. «C'est indispensable le soir, pour bien dormir sans faire de mauvais rêves.» J'ai pensé aussitôt, évidemment, au baiser vespéral de la maman vampire dont le petit garçon a besoin, comme viatique, afin de trouver le repos. Si ma couche improvisée n'était pas dépourvue de draps, elle m'aurait sans doute bordé dans mon lit, avant de m'embrasser une ultime fois.

Cependant l'image suivante la montre, dans le même costume et penchée à nouveau vers mon visage, mais agenouillée à califourchon sur moi, cuisses largement ouvertes, mon sexe dressé à l'intérieur du sien, qu'elle remue doucement par de lents roulis, oscillations, balancements, et remous soudain plus forts, comme fait l'océan caressant les rochers… Je n'étais certes pas indifférent au soin qu'elle mettait à me faire ainsi l'amour; néanmoins je me trouvais dans un égarement inexplicable, une sorte d'état second: tout en éprouvant un vif plaisir physique, je ne me sentais pas vraiment concerné par cette affaire. Alors qu'en de semblables circonstances je prends volontiers toutes les initiatives, sans beaucoup rechercher celles de ma partenaire, je m'abandonnais cette nuit à une situation exactement opposée. J'avais l'impression qu'on me violait, mais je n'estimais pas cela désagréable, bien au contraire, seulement peut-être un peu absurde. Allongé sur le dos, les bras inertes, je pouvais jouir avec intensité tout en demeurant pour ainsi dire absenté de moi-même. J'étais comme un bébé à moitié endormi que sa mère déshabille, savonne, lave longuement jusque dans les moindres recoins, rince, frictionne, saupoudre de talc, qu'elle répartit ensuite avec une duveteuse houppette rose, tout en me parlant avec douceur et autorité, musique rassurante dont je ne cherche même pas à percer le sens qui m'échappe… Tout cela continue, à la réflexion, de me paraître absolument contraire à ce que je crois savoir de ma nature, d'autant plus que cette amante maternelle est beaucoup plus jeune que moi: elle a trente-deux ans et j'en ai quarante-six! Quel genre de drogue – ou de philtre – contenait donc mon faux coca-cola?

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