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A un autre moment (était-ce avant ce qui précède? ou au contraire juste après?) c'est un médecin qui s'inclinait sur mon corps docile. On m'avait allongé à plat dos (depuis la tête jusqu'aux genoux repliés vers le sol) sur un des deux lits d'enfant trop courts, pour une auscultation. Le praticien était assis à mon côté sur une chaise de cuisine (d'où provenait-elle?) et il me semblait avoir déjà vu cet homme auparavant. Ses rares paroles laissaient d'ailleurs supposer qu'il ne me faisait pas là sa première visite. Il avait la barbiche, la moustache et la calvitie de Lénine, les yeux en fente étroite derrière ses lunettes à monture d'acier. Il prenait des mesures avec divers instruments traditionnels, concernant le cœur en particulier, et notait ses observations sur un bloc-notes. Je pensais pouvoir aussi bien ne l'avoir jamais rencontré: il aurait seulement ressemblé à la photographie d'un espion célèbre ou d'un criminel de guerre, parue à plusieurs reprises dans la récente presse française. En me quittant, il a dit d'un ton de compétence indiscutable qu'une analyse s'imposait, mais sans préciser l'analyse de quoi.

Et voilà que c'est à présent la figure de Io qui revient. Bien que ce flash final s'en soit détaché, il doit appartenir à la même scène lascive: le corps de la jeune femme est toujours gazé des mêmes voiles vaporeux et elle me chevauche encore de la même manière. Mais ses reins se sont cambrés, son buste est redressé, courbé même par instant à la renverse. Ses bras levés se tordent, comme si elle nageait désespérément pour échapper au flot des dentelles et mousselines qui la submergent. Sa bouche s'ouvre pour aspirer l'air qui se raréfie dans cet élément liquide. Sa chevelure vole tout autour de son visage comme les rayons d'un soleil noir. Un long cri rauque meurt progressivement dans sa gorge…

Et maintenant je suis à nouveau seul, mais j'ai quitté la chambre des enfants. J'erre dans les couloirs à la recherche des toilettes, où je me suis pourtant déjà rendu au moins deux fois. On dirait que les longs corridors presque dépourvus de lumières, les bifurcations subites, les coudes à angle droit, les impasses, sont devenus infiniment plus nombreux, plus complexes, plus déroutants. La crainte me vient que cela ne soit pas compatible avec les dimensions extérieures de la maison sur le canal. M'aurait-on transporté ailleurs à mon insu? Je ne suis plus en pyjama: j'ai passé à la hâte des sous-vêtements masculins qui se trouvaient dans la grosse armoire, puis une chemise blanche, un pull-over, et enfin le costume d'homme pendu sur son cintre. Il est en laine épaisse, confortable, fait à ma taille et comme coupé sur mesures. Rien de tout cela ne m'appartient, mais tout avait l'air mis là bien en vue à mon intention. J'ai pris aussi un mouchoir blanc, où la lettre W était brodée dans un angle, et des chaussures de sport pour homme qui semblaient m'attendre également.

Après maints détours, rebroussements et reprises, je crois avoir enfin retrouvé ce dont je garde un souvenir très précis: une pièce de bonnes dimensions transformée en salle de bains, avec un lavabo, des toilettes et une vaste baignoire en fonte émaillée, montée sur quatre pieds de lion. La porte, que je peux reconnaître malgré la lumière incertaine du couloir, particulièrement réduite à cet endroit, s'ouvre sans mal; mais une fois repoussée en grand, elle ne semble donner que sur un cagibi tout à fait noir. Je cherche à tâtons l'interrupteur, situé en principe contre la paroi intérieure, du côté gauche. Pourtant, je ne rencontre rien sous ma main qui ressemblerait à un bouton électrique en porcelaine accolé au chambranle. Comme je me suis avancé, perplexe, sur le seuil béant et que mes yeux, d'autre part, s'habituent à l'obscurité, je comprends qu'il ne s'agit en aucune façon d'un cabinet de toilette, grand ou petit, ni même d'une quelconque autre pièce: je me trouve en haut d'un étroit colimaçon aux degrés de pierre, qui évoque davantage l'escalier dérobé qu'un vulgaire accès de service. Une faible lueur provenant du bas éclaire vaguement – à des profondeurs dont je ne puis évaluer la distance les dernières marches visibles d'une descente raide et très sombre, un peu effrayante.

Sans trop savoir dans quel but, je me risque, dominant mon appréhension, à emprunter cet escalier malcommode où bientôt je ne distingue même plus mes propres pieds. A défaut de rampe, je me guide en m'appuyant de la main gauche sur la muraille externe, froide et rugueuse, de l'hélice, c'est-à-dire du côté où les marches sont malgré tout moins étroites. Ma progression est rendue plus lente encore par le peur d'une chute, car il me faut explorer du bout de ma chaussure les degrés successifs pour m'assurer qu'il n'en manque pas un. A un moment, le noir est si total que j'ai l'impression d'être victime d'une complète cécité. Je continue néanmoins à descendre, mais le périlleux exercice dure beaucoup plus longtemps que je ne l'imaginais. Heureusement, la lueur pâle qui monte d'en bas prend enfin le relais de celle qui provenait, là-haut, du corridor. Cette nouvelle zone avarement éclairée se révèle hélas d'une courte étendue et, bientôt, je dois entreprendre un nouveau tour de vis sans voir où je pose le pied. Il m'est difficile de compter le nombre de spires que j'accomplis ainsi, mais je finis par me rendre à cette évidence: l'étrange puits de pierre qui perce du haut en bas le pavillon en briques ne mène pas au rez-de-chaussée, il ne donne accès qu'à quelque cave, sous-sol, ou crypte, un étage au-dessous, donc deux étages plus bas que la chambre d'où je suis parti.

Quand j'atteins enfin le fond de cette spirale qui me semblait interminable, jalonnée seulement par de rares veilleuses beaucoup trop espacées, j'ai devant moi l'entrée d'une galerie qui, elle, n'est plus éclairée du tout. Mais, sur la dernière marche correspondant au dernier lumignon, est posée une lampe torche portative du modèle militaire utilisé par les troupes d'occupation américaines; et elle fonctionne parfaitement. La portée de son étroit faisceau lumineux me permet d'apercevoir un long couloir souterrain, rectiligne, large d'un mètre cinquante tout au plus, qui comporte une voûte en pierre de taille dont la facture paraît assez ancienne. Le sol en est fortement incliné et disparaît bientôt sous une masse d'eau croupissante dont s'est emplie une section plus creuse, sur peut-être quinze ou vingt mètres. Un passage en planches, néanmoins, sur le côté droit, émerge suffisamment pour que l'on puisse franchir cette mare à pied sec…

Et là, entre le dernier caillebotis et le mur, baignant aux trois-quarts dans l'eau noirâtre, il y a le corps d'un homme, allongé à plat-ventre et les membres étalés, mort sans aucun doute. Je l'examine un instant, peu étonné en fin de compte par sa macabre présence, en promenant sur lui le rond lumineux projeté par ma torche. Ensuite le sol remonte et, marchant plus vite pour m'éloigner sans trop tarder du compromettant cadavre, j'arrive à un nouvel escalier en colimaçon, dépourvu celui-ci du moindre éclairage et dont les marches sont en tôle perforée. Je le gravis en faisant le moins de bruit possible. Il débouche dans une guérite métallique rouillée qui, je m'en aperçois tout de suite, fait partie du dispositif de relevage de l'ancien pont à bascule. J'éteins ma lampe, par prudence, et la dépose sur le plancher de fer nervuré en losanges, avant de sortir sur le quai à peine extrait des ténèbres par quelques lampadaires désuets, paraissant fonctionner au gaz, suffisants néanmoins pour autoriser une marche rapide sur les pavés disjoints et cahoteux.

Il fait nettement moins froid, cette nuit; je supporte sans peine la privation de ma pelisse ainsi que de tout manteau. Comme on pouvait s'y attendre après le parcours assez long dans le profond tunnel partiellement envahi par l'eau, je me trouve à présent sur l'autre rive du canal secondaire en cul-de-sac, face au pavillon cossu à multiples pièges, magasin de poupées, nid d'agents doubles, commerce de chair fraîche, prison, clinique, etc. Toutes les fenêtres de la façade en sont brillamment illuminées, comme si une grande fête y battait son plein, ce dont pourtant je n'ai perçu aucun signe en quittant les lieux. La croisée centrale au-dessus de la porte d'entrée – celle où j'ai aperçu Gigi pour la première fois – est grande ouverte. Les autres, qui s'ornent à l'intérieur de voilages blancs contre les vitres et dont les doubles rideaux ne sont pas fermés, laissent entrevoir les ombres fugaces des invités qui passent, des domestiques soutenant de larges plateaux, des couples qui dansent…

Plutôt que d'emprunter le pont pour rejoindre l'hôtel des Alliés, à l'autre extrémité du quai d'en face, je préfère poursuivre mon chemin sur ce côté-ci du canal mort, et passer ensuite au bout de l'impasse où gît le voilier fantôme… Presque aussitôt, j'entends derrière moi des pas d'homme sur le pavage inégal, à la fois pesants et souples, caractéristiques des bottillons portés par la Military Police. Je n'ai pas besoin de me retourner pour savoir de quoi il s'agit, mais l'ordre bref en allemand retentit de ne pas aller plus loin: «Ha l t!» prononcé dirait-on par un véritable germanophone. Ayant donc exécuté sans hâte excessive un demi-tour sur place, je vois s'avancer vers moi le couple habituel de M.P. américains, portant ces deux grosses lettres blanches peintes sur le devant du casque et la mitraillette tenue à la hanche, négligemment braquée dans ma direction. En quelques amples enjambées assorties à leur taille, ils s'immobilisent à deux mètres de moi. Celui qui parle allemand me demande mes papiers, et si je suis en possession du laissez-passer nécessaire pour circuler après le couvre-feu. Sans rien répondre, je porte ma main droite à la poche intérieure gauche de ma veste, avec le naturel de celui qui serait sûr d'y trouver la chose en question. A ma grande surprise, je sens sous mes doigts un objet dur, si plat que je ne l'avais pas remarqué en enfilant mon costume d'emprunt, et qui se révèle être un Ausweis berlinois, rectangle rigide avec des coins arrondis.

Sans même y porter les yeux, je m'avance d'un pas pour le tendre au soldat qui l'inspecte dans l'intense clarté de sa lampe torche, identique à celle dont je viens moi-même de faire usage; puis il dirige vers mon visage le faisceau lumineux aveuglant, pour comparer ensuite mes traits à ceux de la photographie incorporée à la carte métallique. Je pourrai toujours lui raconter que cet Ausweis, qui n'est pas le mien comme j'en conviendrai aussitôt, a dû m'être rendu par erreur à la place du bon, sans que j'y prenne garde, lors d'un tout récent contrôle où il y avait beaucoup de monde; et je feindrai de découvrir cette substitution à l'instant même. Cependant, le policier me rend mon précieux document avec un sourire aimable, presque confus, et de brèves excuses pour sa méprise: «Verzeihung , Herr von Brücke! » Sur quoi, après un rapide salut militaire assez informe, très peu germanique, il tourne les talons ainsi que son camarade pour revenir vers le Landwehrkanal, où ils reprendront leur patrouille interrompue.

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