Mon étonnement est si fort, cette fois, que je ne résiste pas à l'envie de regarder à mon tour cette pièce d'identité providentielle. Sitôt que les deux M.P. sont hors de vue, je me hâte jusqu'au prochain réverbère. Dans le halo bleuâtre qu'il projette aux alentours immédiats de son pied en fonte où s'enroule du lierre stylisé, la photographie pourrait effectivement me représenter d'une façon acceptable. Le nom du véritable titulaire de la carte est: Walther von Brücke, domicilié au 2, Feldmesserstrasse, à Berlin-Kreuzberg… Flairant quelque nouveau traquenard tendu par la belle Io et ses acolytes, j’ai retrouvé mon hôtel dans le plus grand trouble. Je ne me souviens plus qui m'en a ouvert la porte. Je me sentais si mal, tout à coup, que je me suis déshabillé, lavé sommairement, mis au lit dans une sorte de brouillard onirique, et j'ai coulé à pic dans un profond sommeil.
Sans doute peu de temps plus tard, réveillé par un besoin naturel, je suis allé dans la salle de bains, qui m'a rappelé celle que j'avais cherchée en vain pendant mes aventures nocturnes dont j'ai alors revu plusieurs passages en raccourci, persuadé d'abord que je venais de faire un cauchemar, supposition d'autant plus vraisemblable que j'y reconnaissais les thèmes habituels de mes rêves récurrents depuis l'enfance: les toilettes introuvables lors d'un parcours déroutant et compliqué, l'escalier en colimaçon où il manque des marches à la descente, le souterrain envahi par la mer, le fleuve, les égouts…, enfin le contrôle d'identité où l'on me prend pour un autre… [13] Mais en regagnant ma couche et sa couette bouleversée, j'ai vu au passage les preuves matérielles d'une réalité tout à fait tangible de ces réminiscences: le costume en grosse laine accroché au dossier de ma chaise, la chemise blanche (brodée comme le mouchoir d'un W gothique), des chaussettes rouge vif avec des rayures noires du plus mauvais goût, les grosses chaussures de marche… Dans une poche intérieure de la veste, j'ai constaté aussi la présence de l'Ausweis allemand… J'étais si fatigué que je me suis rendormi aussitôt, sans attendre le réconfort d'un baiser maternel…
J'avais à peine terminé un petit déjeuner rapide, réduit au minimum par manque d'appétit, que Pierre Garin est entré sans frapper dans ma chambre avec sa coutumière aisance désinvolte, son parti pris de ne jamais paraître surpris par quoi que ce fût, et d'en savoir toujours plus que ses interlocuteurs. Après l'habituel signe de la main qui ressemblait à un salut fasciste avorté, il a tout de suite entamé son monologue, comme si nous nous étions quittés à peine quelques heures plus tôt, et sans problèmes particuliers: «Maria m'a prévenu que tu étais réveillé. Je suis donc monté pour une minute, bien qu'il n'y ait rien d'urgent. Seulement une petite information: nous nous sommes laissés avoir, l'Oberst Dany von Brücke n'est pas mort. Juste une blessure superficielle au bras! L'affaissement progressif du corps sous les balles de l'assassin, c'était de la comédie. J'aurais dû m'en douter: le meilleur moyen pour échapper à une poursuite, voire à une éventuelle reprise… Mais les autres sont, je pense, plus malins que ça…
– Plus malins que nous, tu veux dire?
– En un sens, oui… Bien que la comparaison…» Pour me donner une contenance, et ne paraître pas trop anxieux du message qu'il voulait me transmettre, je rangeais un peu le désordre accumulé sur ma table à tout faire, dont j'ai signalé déjà l'exiguïté. Tout en l'écoutant d'une oreille censément distraite, j'empilais les restes de ma collation sur le plateau qui n'avait pas encore été débarrassé, je repoussais à l'autre extrémité divers menus objets personnels; et, surtout, je mettais à l'abri les feuilles éparses du fragment de manuscrit interrompu, mais sans avoir l'air non plus d'y attacher beaucoup d'importance. Pierre Garin, c'est à craindre, n'était pas dupe. Je savais à présent qu'il ne jouait pas la même partie que moi dans notre douteuse affaire. C'était, en effet, pour le moins anormal que cet oiseau de malheur («Sterne» lui servait souvent comme nom de plume!) ne fasse pas la moindre allusion au congé brutal qu'il m'avait signifié, ni aux moyens utilisés ensuite pour retrouver ma trace, et qu'il ne me pose non plus aucune question sur ce que j'avais pu faire pendant les deux (ou trois?) jours précédents. Sur un ton indifférent, comme pour dire quelque chose se rapportant à l'enquête, j'ai demandé:
«Von Brücke avait, dit-on, un fils… Tiendrait-il un rôle dans ton abracadabrante histoire?
– Ah! Gigi t'a donc parlé de Walther? Non, il ne joue aucun rôle. Il est mort sur le front de l'Est, pendant la débâcle… Méfie-toi de Gigi et de ce qu'elle raconte. Elle invente des idioties pour le plaisir de semer la pagaille… Cette petite fille, d'ailleurs ravissante, a le mensonge rivé au corps!»
En fait, ce serait avant tout de Pierre Garin lui-même que je devrais dorénavant me méfier. Mais, ce qu'il ignorait évidemment, c'est que j'avais découvert par hasard, au cours de mes déambulations nocturnes à travers la vaste maison où j'étais en quelque sorte interné, trois dessins pornographiques signés par ce Walther von Brücke, où Gigi en personne était représentée sans erreur possible malgré les postures inconvenantes, et visiblement à l'âge ou peu s'en faut qui est encore le sien aujourd'hui. Je ne voulais pas en parler dans mon rapport, car ça ne me semblait pas un élément essentiel, sinon pour jeter une lumière crue sur les pulsions sado-érotiques de ce W. Les derniers propos de mon camarade Sterne m'ont fait changer d'avis: je détiens là une preuve que Walther von Brücke n'est pas mort à la guerre, Gigi le sait personnellement aussi, bien qu'elle dise le contraire, et il est peu probable que Pierre Garin ne soit pas au courant; dans quel but alors répète-t-il le mensonge, à ce sujet, de l'adolescente?
Une difficulté narrative cependant subsiste, qui sans doute n'était pas pour rien dans l'élimination volontaire de toute la séquence: c'est que je demeure incapable de la situer, sinon dans l'espace (la pièce ne peut être localisée ailleurs que parmi le dédale des couloirs du premier étage), du moins dans le temps. Serait-ce avant ou après la visite du docteur? Avais-je absorbé mon frugal repas arrosé d'une liqueur suspecte? Etais-je toujours en pyjama? Ou bien avais-je déjà enfilé mes habits d'évasion? Ou encore – sait-on? – d'autres vêtements provisoires, dont je n'aurais gardé aucun souvenir?
Gigi, quant à elle, est entièrement nue sur les trois dessins, dont chacun porte un numéro d'ordre et un titre. lis sont exécutés sur papier canson au format 40 x 60, avec un crayon gras noir, à mine relativement dure, travaillé à l'estompe pour marquer certaines ombres, et rehaussé de lavis aquarellés ne couvrant que des surfaces très réduites. La facture est d'une excellente qualité, que ce soit dans le modelé des chairs ou l'expression du visage. Pour maints détails du corps ou des liens qui l'entravent, ainsi que pour les traits parfaitement reconnaissables du modèle, la précision est presque excessive, maniaque; alors que d'autres parties sont laissées dans une sorte d'indécision, comme due à l'éclairement inégal, plus ou moins contrasté suivant la place des lumières, ou bien à cause de l'attention inégale que porte l'artiste pervers aux divers éléments de son sujet.
Sur la première image, intitulée «Pénitence», la jeune victime est offerte de face, à genoux sur deux petits coussins ronds et raides, garnis de multiples pointes dressées, les cuisses maintenues très largement ouvertes au moyen de bracelets en cuir enserrant la jambe au creux du mollet, et retenus au sol par des cordelettes tirées vers l'extérieur. Le dos s'appuie contre une colonne de pierre où la main gauche se trouve enchaînée par le poignet, juste au-dessus de la tête, dont les boucles dorées s'emmêlent dans un mouvant désordre. Avec sa main droite (le seul membre demeuré libre) Gigi se caresse l'intérieur de la vulve, dont elle écarte les lèvres avec le pouce et l'annulaire, tandis que l'index et le médius pénètrent profondément sous la toison du pubis, d'abondantes sécrétions muqueuses agglutinant en accroche-cœur les courtes mèches juvéniles proches de la fente. L'ensemble du bassin se tord sur le côté, faisant saillir nettement la hanche droite. Du sang d'un joli rose groseille a coulé sous les genoux, percés de nombreuses blessures que ravivent encore ses moindres mouvements. Les traits sensuels de l'adolescente expriment une sorte d'extase, qui pourrait être de souffrance mais évoque davantage la voluptueuse jouissance du martyre.
Le second dessin s'appelle «Le bûcher», mais il ne s'agit pas du traditionnel entassement de fagots sur lequel on brûlait vives les sorcières. La petite suppliciée, de nouveau à genoux mais directement sur le dallage, et les cuisses presque écartelées par leurs chaînes tendues, est vue ici de trois-quarts arrière, le buste penché en avant et les deux bras tirés vers la colonne où ses mains, attachées ensemble par les poignets, sont fixées à un anneau de fer, au niveau des épaules. Sous les fesses ainsi exposées en face du spectateur (artiste peintre, amoureux ému, tortionnaire lascif et raffiné, critique d'art…), entrouvertes et mises en valeur par la forte cambrure des reins, rougeoie un brasier ardent monté sur une sorte de haut trépied en forme de cierge, ressemblant à un brûle-parfum, qui lui consume lentement la douce motte pubienne, l'entrecuisse et tout le périnée. Sa tête est abandonnée de côté, à la renverse, tournant vers nous son gracieux visage chaviré par l'intolérable progression du feu qui la dévore, tandis qu'entre ses belles lèvres disjointes s'échappent de longs râles de douleur, modulés et fort excitants.
Au revers de la feuille plusieurs lignes hâtives, tracées en diagonale au crayon, pourraient être une dédicace du dessinateur à son modèle, paroles d'amour plus ou moins obscènes et passionnées, ou seulement de tendresse aux accents un peu cruels… Mais l'écriture nerveuse, en cursive gothique, rend pour un étranger l'inscription largement incompréhensible. Je déchiffre un mot, çà et là, sans être tout à fait sûr de le lire correctement, par exemple «meine », qui n'est qu'une succession aiguë de dix jambages verticaux, tous semblables, réunis par des déliés obliques à peine effleurés. Le terme allemand, de toute façon, une fois sorti de son contexte, pourrait aussi bien signifier «j'ai dans l'esprit» que «la mienne», «celle qui m'appartient». Ce court texte (il ne comporte que trois ou quatre phrases) est signé du simple prénom abrégé «Wal», avec une date bien lisible «avril 49». Au bas du dessin lui-même figurait au contraire le nom complet «Walther von Brücke».