Dans la troisième image, qui porte le titre symbolique «Rédemption», Gigi a été crucifiée sur un gibet de bois en forme de T, grossièrement équarri, dont la base est un V renversé. Les mains, clouées par leur paume aux deux extrémités de la barre supérieure, tendent ses bras presque à l'horizontale, tandis que ses jambes s'ouvrent selon les deux lignes divergentes du chevron inférieur, au bas duquel les pieds sont cloués sur des supports en saillie à faible pente. La tête, couronnée de roses sauvages, s'incline un peu vers l'avant, penchée sur le côté pour laisser voir un œil mouillé de larmes et la bouche qui gémit. Le centurion romain qui a veillé sur la bonne exécution de la sentence s'est ensuite appliqué à torturer le sexe de l'adolescente et les alentours, en y enfonçant la pointe de sa lance, profondément dans les chairs tendres. De ces multiples blessures au bas-ventre, à la vulve, aux aines et en haut des cuisses, sourd en abondance un sang vermeil, dont Joseph d'Arimathie a recueilli une pleine coupe à champagne.
Cette même coupe est à présent placée en évidence sur ce qui semble être une table de maquillage, dans la chambre du complaisant modèle qui a ainsi posé pour la représentation de son propre supplice, à côté du carton à dessin où j'ai remis en bon ordre, avant de le refermer, les trois feuilles de papier canson. Le contenu du verre a été bu entièrement, mais le cristal en reste souillé par les traces du liquide rouge vif qui a séché sur ses parois, et surtout dans le fond de sa concavité. La forme particulière de cette coupe (nettement moins évasée que celles où l'on sert en général les vins mousseux, quand on n'utilise pas des flûtes) me fait aussitôt reconnaître son appartenance au même service en bohème dont faisait partie l'objet cassé par la jeune fille au seuil de ma chambre [14] . Cette chambre-ci, c'est-à-dire la sienne, est dans un extraordinaire désordre, et je ne parle pas seulement des ustensiles variés qui voisinent sur la longue table avec les crèmes, fards et onguents, tout autour du miroir inclinable. La pièce entière est jonchée de choses hétéroclites allant du chapeau haut-de-forme à la mallette de voyage, d'une bicyclette pour homme à un gros paquet de cordes, de l'ancien phonographe à pavillon au mannequin de couturière, du chevalet de peintre à la canne blanche pour aveugle…, et tout cela le plus souvent abandonné au hasard, amoncelé, mis de guingois, renversé, comme après une bataille ou le passage d'un ouragan. Des vêtements, de la lingerie intime, diverses bottes ou chaussures, dépareillées, traînent un peu partout, sur les meubles comme à terre, témoignant de la façon désinvolte et violente dont Gigi traite ses propres affaires. Une petite culotte blanche largement tachée de sang gît sur le parquet, entre un peigne démêloir en fausse écaille et une paire de grands ciseaux pour coiffeur. La couleur rouge vif de la souillure toute fraîche, ou peu s'en faut, semble provenir plutôt d'une blessure accidentelle que des pertes naturelles périodiques. Probablement sans arrière-pensée libidineuse, mais par une sorte d'instinct de conservation, comme s'il s'agissait de faire disparaître les traces d'un crime où je serais impliqué, j'ai fourré le menu linge de soie maculé dans ma poche la plus profonde.
Sitôt achevé son léger repas vespéral, HR a reçu la visite de notre bon docteur Juan, qui n'a pu que constater l'état devenu plus alarmant du malade: un mélange de prostration dans une demi-inconscience (encore éveillée, quoique de plus en plus passive) alternant avec des périodes d'excessive nervosité mentale, brèves ou non, conjointes à une forte tachycardie et hypertension subites, où se manifestait derechef sa folie de la persécution, du complot multiforme visant sa personne, d'un enfermement contre son gré dans lequel le maintiendraient ses ennemis imaginaires, pour lui administrer force barbituriques, stupéfiants et poisons variés. Juan Ramirez est un praticien compétent, tout à fait fiable. Bien que surtout connu comme psychanalyste, il pratique aussi la médecine générale, mais s'y intéresse en particulier aux égarements cérébraux liés à la fonction sexuelle. La réputation d'avorteur complaisant que lui ont faite ses confrères jaloux n'est pas non plus franchement injustifiée, Dieu merci! Nous avons souvent recours en effet à ses talents dans ce domaine pour nos petites filles modèles, qui ne se déshabillent pas uniquement lors des séances de pose chez les peintres amateurs.
Il était à peine sorti de la chambre improvisée où l'on soignait son patient, que Joëlle Kast y est venue à son tour, dans l'espoir de faire oublier les absurdes noirs desseins que lui prêtait ce voyageur ingrat, dont elle assurait l'hébergement par pure bonté d'âme. Elle prenait ici pour prétexte de lui rapporter ses vêtements, ses chaussures, son linge de corps, sa pelisse, nettoyés et repassés, en même temps qu'une tasse de tilleul indien auquel la gentille pseudo-veuve accordait des vertus beaucoup plus efficaces (à la fois comme calmant et comme tonique du système nerveux central!) que celles de toutes les potions pharmaceutiques. Dès que le Français lui a paru endormi, elle est sortie en évitant les moindres bruits de pas ou de porte, pour aller se coucher elle aussi, à l'autre bout de la maison.
Mais HR ne faisait que semblant d'être ainsi tombé dans un profond sommeil, dont il affichait des preuves évidentes, quoique feintes: détente de tout le corps, lèvres disjointes, respiration lente et régulière… Il a laissé dix minutes à son hôtesse, pour être certain qu'elle avait eu le temps de regagner sa chambre. Il s'est alors relevé, habillé rapidement avec ses affaires personnelles retrouvées, il a repris sur l'étagère de l'armoire à glace le poignard en cristal qu'il y avait caché, et il s'est aventuré à pas de loup à travers la vaste demeure silencieuse.
Il ne reconnaissait évidemment pas grand-chose dans cette succession de vestibules et corridors, certes plus complexe qu'on ne l'imaginerait en apercevant le coquet pavillon de l'extérieur. Quand on l'avait transporté dans l'ancienne chambre des enfants, où l'on venait de mettre à son intention un matelas de fortune, jeté à même le sol, l'homme était sans connaissance depuis sa chute brutale à l'issue d'une crise aiguë d'hallucinations érotiques, dans le salon d'accueil aux poupées vivantes. Et, lorsque plus tard on l'avait conduit jusqu'aux toilettes de la grande salle de bains rose, où les messieurs aiment à laver les fillettes, il ne semblait rien voir autour de lui si bien que Gigi devait le tenir par la main pour le guider, à l'aller comme au retour. HR a donc dû errer pendant quelque temps à la recherche d'un escalier quelconque menant au rez-de-chaussée. Tout était désert, et d'ailleurs fort peu éclairé à cette heure très tardive: une veilleuse bleuâtre allumée de place en place…
Et voilà qu'en débouchant d'un étroit passage sur le couloir central, il s'est de façon abrupte trouvé devant Violetta, butant presque contre elle, qui avait ôté ses chaussures à talon haut pour ne pas déranger les dormeurs. Violetta est l'une des adolescentes amies de sa propre fille dont J.K. assure le logement, la protection, le bien-être matériel, le soutien psychologique et la gestion patrimoniale (assistance juridique, médicale, bancaire, etc.). C'est une jolie demoiselle de seize printemps, svelte et rousse, qui a beaucoup de succès auprès des officiers supérieurs et, en général, ne s'effraie de rien. Mais la surprise de se trouver ainsi, dans le contre-jour lunaire d'une lumière trop rare, face à un inconnu au visage hagard et à la corpulence intimidante, rendu plus massif encore par sa lourde pelisse, lui a fait prendre peur, et elle a poussé un petit cri instinctif.
HR, s'affolant à l'idée que le bruit allait faire accourir toute la maisonnée, lui a intimé l'ordre de se taire en la menaçant avec l'arme de cristal tenue contre sa propre hanche et pointée vers elle, à la hauteur où s'arrêtait une jupe scandaleusement courte. La jeune fille portait en effet la gracieuse robe d'écolière qui est de rigueur au Sphinx, mais dans une version moins ambiguë, beaucoup plus ouvertement provocante que celle de Gigi: le corsage, dégrafé sur le devant presque jusqu'à la taille, bâillait largement d'un côté en dégageant la rondeur d'une épaule nue, tandis que le haut des cuisses exhibait leur chair satinée entre l'ourlet de la jupe et les jarretières froncées, garnies de fleurettes miniature en gaze rose, qui retenaient les longs bas noirs soyeux, agrémentés de dentelle au-dessus des genoux.
Violetta, envahie maintenant par l'inquiétude, en se voyant ainsi exposée aux entreprises criminelles d'un fou, reculait peu à peu vers le mur et s'est vite trouvée acculée dans l'encoignure d'une fausse colonne par son agresseur, qui se rapprochait au point d'être bientôt plaqué contre elle. Croyant trouver là sa meilleure sauvegarde en présence d'un adversaire incontrôlable, et faisant à tout hasard confiance au pouvoir reconnu de ses charmes, l'intrépide adolescente a penché la poitrine en avant pour se frotter gentiment à lui, en s'efforçant de découvrir davantage un joli sein nu dans le débraillé du corsage, murmurant d'ailleurs en toute franchise que, s'il désirait la violer debout, elle pouvait ôter sans plus attendre sa petite culotte…
Mais l'homme demandait autre chose, qu'elle ne comprenait pas: une clef pour s'enfuir de cette maison, dont aucune porte de sortie n'est jamais verrouillée. Elle ne se rendait pas compte que la dangereuse lame de verre, toujours brandie fermement par l'inconnu, lui effleurait à présent la base du pubis. Elle a fait un mouvement pour enlacer avec ses deux bras ce client inattendu, imprévisible, et HR a cru qu'elle essayait de se dégager. Tout en répétant d'une voix sourde «Donne-moi la clef, petite pute!», il a progressivement appuyé sur son stylet de cristal, dont la pointe en aiguille s'enfonçait toute seule dans le tendre triangle fermant l'entrecuisse. Tandis que les traits déformés du voyageur devenaient de plus en plus effrayants, sa proie se tenait désormais immobile, fascinée, muette de terreur, écarquillant les yeux sur son assassin, ses deux mains levées devant sa bouche ouverte, qui tenaient toujours par leur bride les fins souliers de bal. La multitude des paillettes métallisées recouvrant leur empeigne triangulaire scintillait en innombrables éclairs bleus, dans un léger balancement de pendule.
Mais HR a semblé tout à coup prendre conscience de ce qu'il était en train de faire. Incrédule, il a soulevé avec appréhension de sa main libre, la gauche, le bord inférieur de l'indécente jupette à plis creux, découvrant aussitôt la base du coussinet à fourrure et son illusoire protection de soie blanche, transpercée, où s'élargissait à vue d' œil une nappe rouge vif, luisante du sang frais qui continuait à sourdre.