«Mais il se trouve que vous avez passé cette nuit-là (celle du 14 au 15) au premier étage d'un immeuble en ruine donnant sur le Gendarmenmarkt, face au point précis de cette vaste place dévastée où un certain colonel von Brücke a été, vers minuit, victime d'un premier attentat criminel: deux coups de revolver provenant d'une des fenêtres béantes de l'immeuble en question, qui l'ont seulement blessé au bras. Une vieille dame sans ressources, nommée Ilse Back, y loge illégalement malgré l'état insalubre des lieux, dépourvus d'électricité comme d'eau courante, et vous a reconnu d'une façon formelle parmi le choix de photographies diverses qu'on lui a présentées. Elle assure que les balles sont parties du petit appartement à moitié détruit, inhabitable, situé sur le même palier que le sien. Elle vous a vu y arriver à la nuit tombante et n'en ressortir une première fois qu'après les coups de feu. Pendant sa déposition, sans que personne le lui suggère, elle a mentionné votre épaisse pelisse fourrée, surprise qu'un voyageur aussi bien vêtu soit venu dormir dans ce rendez-vous de clochards.
«Elle vous a vu partir le lendemain chargé de votre bagage, mais sans la grosse moustache que vous portiez la veille. Bien que cette personne ait fait preuve dans ses propos d'une épisodique mais évidente faiblesse mentale, les détails qu'elle a fournis sur vous demeurent troublants, d'autant plus que, sitôt parvenu dans Kreuzberg (à pied par la Friedrichstrasse ) vous avez demandé votre chemin à une jeune serveuse de la brasserie Spartakus, qui vous a indiqué cette Feldmesserstrasse que vous recherchiez, et où vous avez aussitôt choisi une chambre d'hôtel – ici même – à quelques pas du domicile légal de votre supposée victime, puis aujourd'hui de son ancienne épouse française, Joëlle Kastanjevica. Vos pas ayant été guidés par autre chose que le hasard, la coïncidence peut évidemment sembler suspecte.
«Or, ce même officier des services spéciaux de la Wehrmacht , Dany von Brücke, a été assassiné la nuit dernière (et cette fois-ci pour de bon) à 1 heure 45 du matin: deux balles tirées à bout portant dans sa poitrine avec un pistolet automatique de 9 millimètres, arme identique selon les experts à celle qui ne lui avait causé, trois jours auparavant, qu'une blessure sans gravité. Les balles correspondant aux deux agressions ont été retrouvées sur place à chaque fois, c'est-à-dire, pour la seconde, dans un chantier de reconstruction donnant sur Viktoria Park, donc à trente-cinq minutes d'ici sans se presser. Le juste instant du meurtre nous est fourni avec exactitude par un veilleur de nuit qui a entendu les détonations et regardé sa montre. Les deux douilles percutées de cette reprise réussie gisaient dans la poussière à proximité immédiate du cadavre. Quant à celles de la première tentative ratée à Berlin-Est, on les a découvertes dans l'appartement indiqué par Mme Back, devant l'embrasure sans châssis d'où elle assure que vous avez fait feu. Cette dame a beau être à moitié folle et voir partout des criminels sadiques ou des espions israéliens déguisés, nous devons admettre que son délire recoupe ici quelques points essentiels de notre enquête, scientifique et sans faille…»
Sur ces mots de compliments qu'il s'adressait en quelque sorte à soi-même, le policier a relevé son visage vers moi pour me fixer avec insistance, droit dans les yeux. Sans me troubler, je lui ai souri, comme si je m'associais à l'éloge, ou tout au moins pour m'en moquer d'une façon gentille. En fait, son récit, dont par moment il lisait le texte dactylographié, mais sur lequel au contraire il avait sans doute à plusieurs reprises improvisé librement (sa dernière phrase, par exemple, m'avait paru un ajout personnel), ne me surprenait guère: il confirmait plutôt mes soupçons concernant ce crime que quelqu'un voulait me faire endosser. Mais qui au juste: Pierre Garin? Io? Walther von Brücke?… Je m'apprêtais donc à répondre avec franchise, hésitant néanmoins sur ce que j'étais en droit de révéler à la police berlinoise au sujet d'une supposée mission, de plus en plus obscure, dont je devenais progressivement moi-même la victime.
Mais avant que je ne me décide à prendre la parole, mon interlocuteur a soudain reporté ses regards vers son supérieur, qui venait de se mettre debout. J'ai à mon tour levé les yeux sur ce personnage de haute taille dont le visage avait brusquement changé d'expression: à un désintérêt teinté de lassitude succédait une attention aiguë, presque anxieuse, tandis qu'il fixait quelque chose derrière moi, du côté de l'escalier menant au premier étage. Le subordonné francophone s'est dressé dans un mouvement rapide et s'est immobilisé, regardant lui aussi dans la même direction avec une ardeur de limier sur le qui-vive, aussi perceptible qu'inattendue.
Sans quitter ma chaise ni marquer la moindre précipitation, j'ai moi-même tourné la tête pour apercevoir l'objet de leur excitation soudaine. Arrêtés en face d'eux avant d'avoir achevé la descente, debout sur la dernière marche dans une relative pénombre, se tenait Maria auprès d'un Schupo en uniforme portant à deux mains devant sa poitrine une mallette plate, d'importantes dimensions, qu'il présentait horizontalement avec une vigilance respectueuse, comme si c'était là une pièce de grande valeur. Et, sur les lèvres de la gracieuse servante se lisaient les mots, allemands sans doute, articulés avec soin, d'un message muet qu'elle adressait à mes accusateurs. Cette jeune fille aux airs naïfs appartenait donc aussi aux services de renseignement locaux, comme d'ailleurs la plupart des domestiques dans les hôtels et pensions de Berlin. Dès que j'ai eu les yeux posés sur elle, Maria, évidemment, a interrompu sa mimique qui s'est transformée aussitôt en un innocent sourire à mon adresse. L'inspecteur en chef leur a fait signe de s'approcher, ce qu'ils ont fait avec empressement.
Maria ayant éloigné les deux verres presque vides, l'agent de police a déposé son précieux fardeau sur notre table pour en ouvrir et rabattre le couvercle, non sans observer toujours les précautions que l'on réserve aux objets d'art. À l'intérieur, bien rangés les uns à côté des autres et séparés par de grosses boules en papier pelure, il y avait sept sachets de plastique transparents, fermés chacun par un lien retenant une étiquette manuscrite en cursive gothique, illisible pour un Français. Mais j'ai identifié sans aucun mal, dans cette collection, l'escarpin de bal à l'empeigne garnie de paillettes bleues dont la doublure en chevreau blanc était désormais tachée de rouge, le pistolet automatique Beretta 9 mm, quatre douilles vraisemblablement percutées par l'arme en question, une petite poupée nue en celluloïd couleur chair à qui l'on avait arraché les bras, le slip en satin aux volants de dentelle froncée que je croyais à l'abri des regards dans mon armoire de toilette, une fiole en verre blanc contenant un reste de liquide également incolore où plongeait un tube à compte-gouttes faisant partie du bouchon vissé, le dangereux tronçon de la flûte à champagne brisée dont la pointe aiguë conservait d'épaisses traces de sang.
Le policier qui venait de me lire son rapport d'enquête m'a demandé, après un silence, si je reconnaissais ces objets. Je les ai alors considérés en détail avec plus de soin et j'ai répondu sans me troubler:
«Une chaussure identique à celle-ci se trouvait sur une étagère de la penderie, dans la chambre où j'ai dormi avec Joëlle Kast, mais elle n'était pas tachée de sang et appartenait au pied droit; or, nous avons ici un soulier gauche. Le pistolet que l'on vient, je pense, de trouver parmi mes affaires, làhaut, a été mis pendant mon sommeil dans une poche de ma pelisse; j'ai moi-même constaté sa présence suspecte en me réveillant.
– Vous ne l'aviez jamais vu auparavant?… Par exemple dans l'appartement en ruine qui donne sur la place des Gens d'Arme?
– Il y avait en effet un pistolet automatique dans le tiroir de la table; mais, si mes souvenirs sont bons, c'était un modèle de plus petit calibre. Quant aux douilles vides, j'ignore tout à fait d'où elles peuvent provenir… En revanche, la poupée martyrisée sort tout droit d'un rêve d'enfant.
– Un rêve fait par vous?
– Par moi, comme par d'innombrables petits garçons! Pour ce qui est du stylet en cristal, il semble être un morceau d'une flûte à vin mousseux ayant contenu de la peinture vermillon, que j'ai aperçue dans la chambre de Gigi, la fille de Joëlle, où traînait aussi d'ailleurs au milieu d'un effrayant désordre une petite culotte soyeuse tachée de sang menstruel. Celle-là, cependant, ne peut être confondue avec la pièce à conviction intime que vous me présentez ici: elle ne comportait aucun froufrou de dentelle et son tissu tout simple, pour écolière, n'était pas transpercé au niveau de la fente vulvaire.
– Peut-on savoir alors où vous avez pris cette lingerie poignardée, découverte ici-même dans votre salle de bains?
– Je ne l'ai prise nulle part. Comme pour le Beretta, la seule explication serait qu'une personne, dont l'identité m'échappe, introduirait des pièces falsifiées dans mon existence, avec le probable projet de me faire endosser un crime auquel je ne comprends pas grand-chose.
– Et que représenterait, dans votre peu crédible scénario, cette petite bouteille dont le comptegouttes est encore à demi plein? Quel genre de liquide contiendrait -elle?»
C'est, à dire vrai, le seul élément qui ne me rappelle rien, dans l'hétéroclite contenu de la mallette. En l'examinant à nouveau, je vois que le corps du flacon, d'un type vaguement pharmaceutique, laisse apparaître sous certains angles une inscription en lignes dépolies incluant en particulier la silhouette d'un éléphant, surmontée du nom grec de ce mammifère, curieusement écrit en grandes capitales cyrilliques (donc avec un esse russe en forme de C latin, à la place du sygma final), et suivie au-dessous, en plus petit, par le mot allemand «Radier f lüssigkeit », dont le sens reste pour moi plutôt mystérieux… Mais une idée me vient tout à coup, en repensant aux activités artistiques de Walther von Brücke: Radierung signifie gravure à l'eau-forte… Préférant néanmoins ne pas évoquer pour le moment les dessins érotiques très compromettants de mon rival, je choisis une autre réponse, à caractère plus évasif:
«Cela pourrait bien être un narcotique ou quelque poison de l'entendement, que l'on distille goutte à goutte depuis plusieurs jours dans tout ce que je bois: café, bière, vin, coca-cola… et jusqu'à l'eau du lavabo.