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Juste avant qu'il ne l'atteigne, un coup de feu retentit. Aucun agresseur n'est visible. Le tireur devait être à l'affût derrière un pan de mur, ou dans l'embrasure béante d'une fenêtre. X porte la main gauche, gantée de cuir, à sa poitrine, puis, avec un certain retard et comme au ralenti, tombe à genoux… Un second coup de feu claque dans le silence, clair, plein, suivi d'un important écho. L'amplification du fracas par l'effet de résonance empêche d'en localiser l'origine comme aussi de supputer la nature exacte de l'arme qui l'a produit. Mais le blessé réussit encore à tourner graduellement le buste, et à. lever la tête dans ma direction approximative, avant de s'écrouler sur le sol, tandis qu'éclate une troisième détonation.

X ne bouge plus, étendu sur le dos dans la poussière, membres en croix. Deux hommes font bientôt irruption à l'angle de la place. Vêtus de ces survêtements en grosse toile qu'on voit aux ouvriers sur les chantiers de terrassement, la tête couverte par des bonnets en fourrure du genre chapska polonais, ils courent sans prendre aucune précaution vers la victime. Il est impossible, vu le point éloigné où ils sont apparus, de les soupçonner du meurtre. Serait-ce pourtant des complices? A deux pas du corps, ils s'arrêtent brusquement et demeurent un instant immobiles, regardant le visage de marbre que la lune rend tout à fait livide. Le plus grand des deux ôte alors son bonnet, avec une respectueuse lenteur, et s'incline dans une sorte d'hommage cérémonieux. L'autre, sans se découvrir, exécute un signe de croix très appuyé sur sa poitrine et ses épaules. Trois minutes plus tard, ils retraversent la place en diagonale, marchant vite l'un derrière l'autre. Je ne crois pas qu'ils aient échangé la moindre parole.

Ensuite, il ne se passe plus rien. Après avoir encore un peu attendu, pendant un laps de temps néanmoins difficile à chiffrer (j’ai omis de regarder ma montre, dont le cadran, d'ailleurs, n'est plus lumineux), je prends le parti de descendre, sans me presser outre mesure, en refermant à clef, par prudence, la petite porte «J.K.». Je dois me tenir d'une main ferme à la rampe de l'escalier, car les lampes à pétrole ont été enlevées ou éteintes (par qui?) et l'obscurité, désormais totale, complique un parcours que je connais mal.

Dehors, en revanche, il fait de plus en plus clair. Je m'approche avec circonspection du corps, qui ne donne aucun signe de vie, et je me penche sur lui. Nulle trace de respiration n'est perceptible. Le visage ressemble à celui du vieillard de bronze, ce qui ne veut rien dire, puisque je l'avais moi-même inventé. Je me penche davantage, déboutonne le haut du pardessus à col de loutre (détail qui, de loin, m'avait échappé) et veux déterminer l'emplacement du cœur. Je sens quelque chose de rigide dans une poche intérieure de la veste, d'où je retire en effet un mince portefeuille en cuir dur, curieusement perforé dans l'un des angles. En tâtant par dessous le pull de cachemire, je ne détecte pas le moindre signal des pulsations cardiaques, non plus qu'aux vaisseaux sanguins du cou, sous le maxillaire. Je me redresse pour rejoindre sans tarder le numéro 57 de la rue du Chasseur, puisque telle est la signification de J ä gerstrasse.

Ayant atteint sans trop de peine, dans le noir, la petite porte du premier étage, je m'aperçois, en prenant la clef dans ma poche, que j'ai gardé à la main sans y prêter attention le porte-cartes en cuir. Tandis que je cherche à tâtons le trou de la serrure, un crissement suspect derrière moi attire mon attention; et d'ailleurs, tournant la tête de ce côté, je vois une ligne verticale de lumière qui s'élargit peu à peu: le battant de la porte opposée, celle d'un autre appartement, est en train de s'ouvrir avec une évidente méfiance. Dans l'entrebâillement apparaît bientôt, éclairée de bas en haut par une chandelle qu'elle tient devant soi, une vieille femme dont les yeux me fixent avec ce qui semble être une crainte démesurée, sinon de l'horreur. Elle referme soudain son huis si violemment que le pêne demi-tour claque dans sa gâche comme une déflagration, qui résonne dans tout le battant. Je me réfugie à mon tour dans le logement précaire «réquisitionné» par Pierre Garin, vaguement éclairé d'une faible lueur lunaire qui provient de la pièce du devant.

Je vais jusqu'à la chambre du fond et rallume les trois bougies, dont il ne reste plus qu'un centimètre ou même moins. Sous leur clarté incertaine, j'inspecte mon trophée. A l'intérieur, il y a seulement une carte d'identité allemande, dont la photo a été déchiquetée par le projectile qui a troué le cuir de part en part. Le reste du document est dans un état suffisamment épargné pour permettre de lire un nom: Dany von Brücke, né le 7 septembre 1881 à Sassnitz (Rügen); ainsi qu'une adresse: Feldmesserstrasse 2, Berlin-Kreuzberg. C'est un quartier somme toute assez proche, sur lequel débouche la Friedrichstrasse , mais de l'autre côté de la frontière, dans la zone d'occupation française [3] .

En examinant avec plus de soin le porte-cartes, il me paraît douteux que ce gros trou rond aux bords éclatés ait été fait par la balle d'une arme de poing, ou même d'épaule, tirée d'une distance non négligeable. Quant aux souillures d'un rouge assez vif qui en maculent une des faces, elles ressemblent plus à des traces de peinture fraîche qu'à du sang. Je range l'ensemble dans le tiroir et j'y prends le pistolet. J'en ôte le chargeur, où il manque quatre balles, dont l'une est déjà engagée dans le canon. Quelqu'un aurait donc fait feu à trois reprises avec cet engin, connu pour sa précision, fabriqué par la Manufacture de Saint-Etienne. Je retourne à la fenêtre sans châssis de l'autre pièce.

Je constate aussitôt que le cadavre a disparu, devant le monument fantôme. Des comparses (conjurés de la même bande, ou sauveteurs arrivés trop tard) seraient-ils venus pour l'emporter? Ou bien le rusé von Brücke aurait-il feint d'être mort, dans une simulation étrangement parfaite, pour se relever ensuite après un délai raisonnable, sain et sauf, ou encore atteint par l'un des projectiles, mais point trop gravement? Ses paupières, je m'en souviens, n'étaient pas tout à fait closes, surtout celle de l'œil gauche. Est-ce que sa conscience claire – et non pas seulement son âme éternelle – me regardait par cette fente calculée, trompeuse, accusatrice?

J'ai froid tout à coup. Ou plutôt, bien qu'ayant toujours conservé ma pelisse soigneusement boutonnée, même pour écrire, je pourrais avoir froid déjà depuis plusieurs heures, sans vouloir m'en soucier, pris par les exigences de ma mission… Quelle est donc ma mission, désormais? Je n'ai rien mangé depuis ce matin et mon confortable Frühstück est bien loin à présent. Quoique la faim ne se soit guère fait sentir, elle ne doit pas être étrangère à cette sensation de vide qui m'habite. En fait, depuis l'arrêt prolongé en gare de Halle, j'ai vécu dans une sorte de brouillard cérébral, comparable à celui que provoquerait un fort rhume, dont aucun autre symptôme ne s'est pourtant déclaré. La tête cotonneuse, j'essayais en vain de maintenir une conduite appropriée, cohérente, en dépit d'imprévisibles circonstances adverses, mais pensant à tout autre chose, tiraillé sans cesse entre l'urgence immédiate de successives décisions et la cohorte informe des spectres agressifs, du ressouvenir, de pressentiments irraisonnés.

Le monument fictif a, pendant ce temps-là (quel temps-là?), repris sa place sur son socle. Le conducteur du «Char de l'Etat», sans ralentir sa course, s'est retourné vers la jeune proie aux seins nus, qui lève un bras devant ses yeux, doigts écartés, dans un illusoire geste de défense. Et l'un des archers, celui qui devance l'autre d'un demi-pas, dirige maintenant sa flèche vers la poitrine du tyran. Celui-ci, vu de face, ressemble peut-être à von Brücke, comme je l'avais dit tout à l'heure; cependant, il me fait surtout penser à quelqu'un d'autre, un souvenir plus ancien et plus personnel, oublié, recouvert par le temps, un homme mûr (moins âgé, d'ailleurs, que le mort de ce soir) dont j'aurais été proche, sans l'avoir très bien connu ni longuement fréquenté, mais qui pourrait s'être paré à mes yeux d'un prestige considérable, comme par exemple le regretté comte Henri, mon parrain, auquel je dois en tout cas ce prénom que l'on m'a donné.

Je devrais à présent poursuivre la rédaction de mon rapport [4] , malgré ma fatigue, mais les trois bougies sont cette fois mourantes, l'une des mèches s'étant déjà noyée dans son reliquat de cire fondue. Ayant entrepris une exploration plus complète de mon refuge, ou de ma prison, je découvre avec surprise que le cabinet de toilette fonctionne à peu près normalement. J'ignore si l'eau du lavabo est potable. Pourtant, malgré son goût douteux, j'en bois au robinet même une longue lampée. Dans un grand placard qui se dresse juste à côté, il y a du matériel laissé par quelque peintre en bâtiment, avec de vastes bâches pour la protection des parquets, pliées avec soin et relativement propres. Je les dispose en épais matelas sur le sol de la chambre du fond, près de la grosse armoire, qui, elle, est solidement fermée à clef. Que cache-t-elle donc? Dans ma sacoche de voyage, j'ai du linge de nuit et un nécessaire de toilette, évidemment, mais je suis trop épuisé soudain pour tenter quoi que ce soit. Et le froid qui m'a gagné me dissuade aussi d'en faire le plus petit usage. Sans quitter aucun de mes lourds vêtements, je m'allonge sur ma couche improvisée, où je m'endors aussitôt, d'un profond sommeil sans rêve.

[3] Notes 3a, 3b Le rapport détaillé en question appelle deux remarques. Contrairement à celle qui a trait au dernier séjour de Kafka à Berlin, l'inexactitude concernant la nature de l'arme – relevée dans la note 2 – ne peut guère passer pour une faute accidentelle de rédaction. Le narrateur, quel que soit son manque de fiabilité dans bien des domaines, est incapable de commettre une méprise aussi grossière relativement au calibre d'un pistolet qu'il tient en main. Nous aurions donc affaire ici à un mensonge délibéré: c'est en fait un modèle de 9 mm, fabriqué sous licence Beretta, que nous avions placé dans le tiroir de la table, et dont nous avons repris possession pendant la nuit suivante. Si l'on devine facilement pourquoi le pseudo Henri Robin cherche à minimiser sa puissance de feu et le calibre des trois balles tirées, on comprend moins bien qu'il ne tienne aucun compte du fait que Pierre Garin connaît évidemment le contenu exact du tiroir.

Une troisième erreur se rapporte à la position de Kreuzberg dans Berlin-Ouest. Pourquoi H.R. fait-il semblant de croire que ce quartier se situe en zone française d'occupation, où il a lui-même résidé à plusieurs reprises? Quel profit compte-t-il retirer d'une manipulation aussi absurde?


[4] Notes 3a, 3b Le rapport détaillé en question appelle deux remarques. Contrairement à celle qui a trait au dernier séjour de Kafka à Berlin, l'inexactitude concernant la nature de l'arme – relevée dans la note 2 – ne peut guère passer pour une faute accidentelle de rédaction. Le narrateur, quel que soit son manque de fiabilité dans bien des domaines, est incapable de commettre une méprise aussi grossière relativement au calibre d'un pistolet qu'il tient en main. Nous aurions donc affaire ici à un mensonge délibéré: c'est en fait un modèle de 9 mm, fabriqué sous licence Beretta, que nous avions placé dans le tiroir de la table, et dont nous avons repris possession pendant la nuit suivante. Si l'on devine facilement pourquoi le pseudo Henri Robin cherche à minimiser sa puissance de feu et le calibre des trois balles tirées, on comprend moins bien qu'il ne tienne aucun compte du fait que Pierre Garin connaît évidemment le contenu exact du tiroir.

Une troisième erreur se rapporte à la position de Kreuzberg dans Berlin-Ouest. Pourquoi H.R. fait-il semblant de croire que ce quartier se situe en zone française d'occupation, où il a lui-même résidé à plusieurs reprises? Quel profit compte-t-il retirer d'une manipulation aussi absurde?


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