Son ton était si naturel que j'étais presque sur le point de m'excuser, pris au dépourvu et me sachant fort capable de telles erreurs: la serrure ne se trouvait pas fermée à clef, ni le verrou mis, j'avais dû me tromper de porte, et ces chambres se ressemblent tant, toutes organisées sur le même modèle… Mais l'autre ne me laisse pas le temps de m'expliquer, et une sorte de sourire méchant passe sur sa figure ombrageuse, tandis qu'il me déclare, en français cette fois:
«Je te reconnais, tu es Markus! Qu'est-ce que tu fais là?
– Etes-vous vraiment Walther von Brücke? Et vous habitez cet hôtel?
– Tu dois bien le savoir, puisque tu m'y cherches!»
Il se met à rire, mais de façon déplaisante et sans gaieté, avec une sorte de mépris, d'aigreur, ou de vieille haine immémoriale tout à coup resurgie:
«Markus! Ce Markus maudit, le fils chéri de notre mère, celle qui a choisi de m'abandonner, le cœur léger, pour partir avec toi dans sa Bretagne préhistorique!… Ainsi tu n'es pas mort, noyé en bas âge dans ton océan breton? Ou bien tu ne serais qu'un spectre?… Oui, j'habite ici, très souvent, dans cette chambre numéro 3, et cette fois-ci depuis quatre jours… ou même cinq. Tu peux vérifier sur le registre de l'hôtel…»
Je n'ai plus qu'une idée dans ma pauvre tête: je dois coûte que coûte éliminer l'intrus pour de bon. L'expulser d'ici ne suffirait pas, il faut le faire disparaître à jamais. L'un de nous deux est en trop dans cette histoire. Je me dirige, en quatre pas résolus, vers ma pelisse toujours accrochée à son champignon de bois verni. Mais je découvre alors que les deux poches latérales en sont vides: le pistolet n'y est pas… Où ai-je pu le ranger? Je me passe une main sur le visage, ne sachant plus même où je suis, ni qui, ni quand, ni pourquoi…
Lorsque je rouvre les yeux vers W, toujours assis dans son lit à la couette rabattue sur les jambes, je vois qu'il tient calmement le Beretta bien d'aplomb, avec ses deux mains jointes comme dans les films, les bras raidis et tendus en avant, le canon braqué en direction de ma poitrine. Sans doute avait-il caché l'arme sous son oreiller en prévision de ma venue. Et peut-être faisait-il semblant de dormir.
Il dit, en détachant bien les mots: «Oui, je suis Walther, et je colle à toi comme une ombre depuis que tu es monté dans le train, au départ d'Eisenach, te suivant ou te devançant selon d'où vient la lumière… Ton ami Pierre Garin a besoin de moi ici, un besoin absolu, pour des affaires autrement importantes. En échange, il m'a fourni ce rendez-vous avec toi, Markus dit Ascher, dit Boris Wallon, dit Mathias Franck… Maudit! (Sa voix se fait soudain plus menaçante.) Cent fois maudit! Tu as tué le père! Tu as fait l'amour avec sa jeune épouse, sans même savoir qu'elle m'appartient désormais, et tu as convoité sa fille, une enfant!… Mais je vais aujourd'hui me débarrasser de toi, puisque tu as terminé ton rôle.»
Je vois ses doigts qui bougent imperceptiblement sur la détente. J'entends le bruit assourdissant de l'explosion qui éclate dans ma poitrine… Ça ne me fait pas mal, seulement un effet inquiétant de dévastation. Mais je n'ai plus de bras, ni de jambres, ni de corps. Et je sens l'eau profonde qui m'emporte, me submerge, entre dans ma bouche avec un goût de sang, tandis que je commence à perdre pied… [15]
Le calme, le gris… Et sans doute, bientôt, l'innommable… De remous, certes, aucun. Mais ce ne sont pourtant pas les ténèbres annoncées. L'absence, l'oubli, l'attente baignent calmement dans une grisaille malgré tout assez lumineuse, comme les brumes translucides d'une prochaine aurore. Et la solitude, elle aussi serait trompeuse… Il y aurait en fait quelqu'un, à la fois le même et l'autre, le démolisseur et le gardien de l'ordre, la présence narratrice et le voyageur…, solution élégante au problème jamais résolu: qui parle ici, maintenant? Les anciens mots toujours déjà prononcés se répètent, racontant toujours la même vieille histoire de siècle en siècle, reprise une fois de plus, et toujours nouvelle…