Je résumais dans ma pensée toutes les chères rigueurs de cette tâche sacrée.
– Quel dommage, me disais-je, d'abandonner tout cela au début, quand tout était espoir et promesse! Il eût été si content de voir son jardin embelli, sa petite chambre remeublée, son vieux Dumont encore solide et bien guéri de son dangereux penchant, sa pauvre Mariotte toujours gaie, ses animaux en bon état, son chien bien soigné, ses livres bien rangés.
Et je voyais tout cela retomber dans l'abandon et le désordre s'il ne devait plus revenir. Je songeais à tout ce qui périrait avec nous, même à mes poules, même aux papillons du jardin qui n'y trouveraient plus de fleurs, et je pleurais sur ces êtres comme s'ils eussent fait partie de moi-même.
Et cependant j'avais toujours l'oreille tendue au moindre bruit, comme une personne qui attend la mort ou la vie. Au milieu de mes larmes, il me sembla entendre un mouvement inusité dans la cour du moutier. En deux sauts, je fus là, palpitante, prête à tomber morte si c'était la mauvaise nouvelle. Tout à coup la voix d'Émilien résonne faiblement, comme s'il parlait avec précaution dans la salle du chapitre.
C'est sa voix. Je ne peux pas m'y tromper. Il est là, et il ne me cherche pas, il parle à Dumont, il lui raconte quelque chose que je ne peux pas comprendre. Je saisis seulement ces mots: «Va la chercher, et ne lui dis rien encore. Je crains le premier moment!»
Et pourquoi donc craindre? qu'avait-il de terrible à m'apprendre? Mes jambes refusaient de franchir le seuil. Je me penche en m'appuyant contre le chambranle de l'ogive. Je le vois, c'est lui; il est debout et Dumont lui arrange son manteau sur les épaules. Pourquoi un manteau en plein été? Pourquoi ce soin de s'arranger au lieu d'accourir vers moi? Est-ce pour me cacher les guenilles de son petit habit d'officier? Qu'est-ce que Dumont lui dit à l'oreille? Je veux crier: «Émilien!» son nom se change dans mon gosier en un long sanglot; il y répond en s'élançant vers moi les bras ouverts… non, un seul bras! Il me serre contre sa poitrine avec un seul bras! l'autre, le droit, est amputé jusqu'au coude, voilà ce qu'on voulait me cacher dans le premier moment.
À l'idée de ce qu'il avait dû souffrir, de ce qu'il souffrait peut-être encore, j'eus un violent chagrin, comme si on me l'eût rendu à moitié mort. Je n'avais plus aucun souci de pudeur, je le couvrais de caresses et de larmes, je criais comme une folle:
– Assez de cette guerre, assez de malheurs! vous ne partirez plus, je ne veux pas!
– Mais tu vois bien que je ne suis plus bon pour la guerre, me disait-il. Si tu me trouves encore bon pour t'aimer, me voilà revenu pour toujours.
Quand on put se calmer et s'entendre:
– Voyons, ma chérie Nanette, me dit-il, n'auras-tu pas de dégoût et de dédain pour un pauvre soldat mutilé? Je suis guéri. Je n'ai voulu revenir que bien sûr du fait, car, pendant trois mois, après la paix, j'ai été en traitement pour la blessure reçue à la première affaire, négligée par moi et envenimée par le froid de la campagne de Hollande, que j'ai voulu faire quand même avec mon bras en écharpe. J'ai affreusement souffert, c'est vrai! J'espérais conserver mon bras pour travailler: impossible! Alors j'ai consenti à en être débarrassé, et, l'opération ayant bien réussi, j'avais écrit de la main gauche à Dumont pour qu'il te prévînt tout doucement de ma guérison et de mon prochain retour. Il paraît que vous n'avez pas reçu ma lettre et que je te cause une cruelle surprise. C'est encore une épreuve à mettre sur le carnet de mes titres, car la perte de mon bras m'a été moins sensible que tes larmes.
– C'est fini! lui dis-je. Pardonnez-moi d'avoir gâté par ma faiblesse, ce moment qui eût dû être le plus beau de notre vie. Dès l'instant que vous ne souffrez plus, je n'ai plus de chagrin, et, si vous aviez pu perdre ce bras sans souffrir, je me trouverais contente d'avoir à vous servir un peu plus que par le passé.
– J'étais sûr de cela, Nanon! Je me suis dit cela pendant l'opération; elle sera contente de me servir! Mais ne crois pas que je te laisserai travailler pour deux. Je trouverai quelque métier sédentaire, je ferai des écritures, je deviendrai habile de ma main gauche, j'aurai peut-être une petite pension, plus tard, quand on pourra!
– Vous n'avez pas besoin de cela, lui dit Dumont en clignant de l'œil; vous tiendrez les comptes de votre exploitation, vous surveillerez vos travaux, vous compterez vos gerbes… et vos revenus!
– Et si je ne puis manier la bêche ou la fourche, tu m'aideras à mettre les sacs et autres fardeaux sur mes épaules, car je suis endurci à la fatigue, et dix fois plus fort que je ne l'étais. Ah çà! vos affaires vont très bien ici, à présent? Le moutier fait plaisir à voir. Il faut que M. Costejoux y ait fait de la dépense. Est-ce qu'il compte y demeurer?
– Non, lui dis-je, c'est pour vous que j'ai pris soin de la maison et du domaine, car domaine et maison sont à vous.
– À moi? dit-il en riant. Comment cela se peut-il faire?
Dumont lui apprit la vérité à laquelle, sauf le bon souvenir du prieur, il ne fut pas aussi sensible que Dumont l'aurait voulu, car Dumont était plus content de lui dire notre richesse que lui de l'apprendre. Moi, cela ne m'étonnait pas. Je savais que son désintéressement était une vertu passée presque à l'état de défaut, mais je l'aimais ainsi, et je savais que peu à peu il apprécierait les avantages de la sécurité.
D'abord, ce ne fut guère que de l'étonnement, surtout quand il sut que j'avais acheté le moutier avant de savoir si j'aurais de quoi le payer, et qu'ayant de quoi le payer, je m'occupais chaque jour d'acheter autre chose. Mais, comme il avait l'intelligence prompte, il comprit vite mes plans et y prit confiance.
– Tu aimes le tracas, me dit-il. Par nature, j'aimerais mieux songer un peu moins à l'avenir. Mais je sais que tu feras le miracle d'y songer sans que le présent soit moins doux, et je trouverai toujours que ce que tu veux est ce que je dois vouloir. Prends-moi pour ton régisseur, commande, mon bonheur à moi sera de t'obéir.
Après lui avoir longuement parlé de sa sœur, nous remîmes au lendemain à lui apprendre la mort de son frère, dont nous vîmes qu'il n'était point informé. Je n'avais plus aucune crainte de le voir métamorphosé par la recouvrance de son droit d'aînesse et de son titre de marquis; mais notre joie aurait été troublée par des larmes, et, bien qu'il eût à peine connu son frère, nous ne voulions pas attrister davantage ce premier jour de bonheur.
Comme je le regardais aux lumières quand je me trouvai à souper en face de lui! Il avait beaucoup grandi au milieu de tout cela! Sa figure s'était allongée, ses yeux s'étaient creusés. Il n'avait plus rien d'un enfant, si ce n'est ce sourire naïf qui rendait toujours sa bouche jolie, et ce bon regard confiant qui rendait sa physionomie belle en dépit du peu de régularité de ses traits. Je m'affligeais de le voir si maigre et si pâle, je trouvais qu'il ne mangeait pas et ne voulais point croire que l'émotion seule l'en empêchât.
– Si tu vas t'inquiéter de moi, me dit-il, tu me feras de la peine. Songe, Nanon, que, pour un soldat, un bras laissé au champ d'honneur est un grand sujet d'orgueil et que mon malheur a fait des jaloux. D'autres qui s'étaient battus aussi bien que moi ont trouvé que j'avais trop de chance, et j'ai dû me faire pardonner ma blessure et mon grade si rapidement obtenus. J'avais une belle perspective d'avancement avec cela, si j'eusse été tant soit peu ambitieux; mais je ne le suis pas, tu le sais! Je n'ai voulu que faire mon devoir et recevoir mon baptême d'homme et de patriote. Je ne sais ce que l'avenir réserve à la France. Je quitte une armée qui est républicaine avec passion, et je viens de traverser mon pays qui est dégoûté de la république. Quoi qu'il arrive, je garderai ma religion politique, mais je ne haïrai pas mes compatriotes, quoi qu'ils fassent. Ma conscience est en repos. J'ai donné un de mes bras à ma patrie, et je ne l'ai pas donné pour la patrie seulement; je l'ai donné aussi pour la cause de la liberté dans le monde. Mais je ne lutterai plus, j'ai payé le droit d'être un citoyen, un laboureur, un père de famille; j'ai rompu avec tous les intérêts d'une race qui m'eût prescrit de fuir ou de conspirer. J'ai expié ma noblesse, j'ai conquis ma place au soleil de l'égalité civique, et, si la France renonce à cette égalité, je garderai mon droit à l'égalité morale. – À présent, Nanette, dit-il en se levant de table et en pliant sa serviette très adroitement pour me faire voir qu'il pouvait se passer d'une main, la nuit est belle et douce: conduis-moi à la tombe du prieur. Je veux donner un bon baiser à la terre qui le couvre.