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– Moi, je ne sais pas, répondis-je; je n'ai pas eu à changer d'idée.

– Mon fils me l'a dit. Vous avez toujours aimé le jeune Franqueville. Il n'est pas comme sa sœur, lui! Il n'a pas d'orgueil. Peut-être l'engagera-t-il à épouser mon fils; qu'en pensez-vous?

– Je le pense.

– A-t-il beaucoup d'autorité sur elle?

– Aucune.

– Et vous?

– Encore moins.

– Tant pis, tant pis! dit-elle d'un ton mélancolique en prenant son tricot.

Et elle ajouta en passant ses aiguilles dans ses cheveux gris bouclés sous un grand bonnet de dentelles, qui ressemblait pour la forme à ma cornette de basin plissé:

– Vous avez peut-être des préventions contre elle. Elle vous a fâchée tout à l'heure?

– Non, madame. Je m'attendais à ce qu'elle a dit. Je ne lui en veux pas, c'est son idée. D'ailleurs, vous la connaissez mieux que moi à présent: vous avez dû changer son caractère, vous qui êtes si bonne.

– Je suis patiente, voilà tout. Je sais que vous l'êtes aussi, mon fils m'a tant parlé de vous! Savez-vous… oui, il vous l'a dit, et il me raconte tout. Si vous n'eussiez pas été engagée de cœur, il vous eût aimée. Il aurait oublié cette charmante Louise, il eût été plus heureux, et moi plus heureuse par conséquent. Elle nous causera des peines, je m'y attends bien. Enfin, la volonté de Dieu se fasse! Pourvu qu'elle ne me renvoie pas d'avec mon fils! Ce serait ma mort. Que voulez-vous! c'est le seul qui me reste de sept enfants que j'ai eus. Tous beaux et bons comme lui. Ils ont tous péri de maladie violente ou par accident. Quand le malheur est dans une famille! on a raison de dire: Dieu est grand, et nous ne le comprenons pas.

Elle comptait les points de son tricot, tout en parlant d'une voix basse et monotone, et des larmes coulaient sous ses lunettes d'écaille, le long de ses joues grasses et pâles. On voyait qu'elle avait été belle et soigneuse de sa personne, mais sans l'ombre de coquetterie: on sentait une personne qui n'avait vécu que pour ceux qu'elle aimait et qui n'était point lasse d'aimer malgré tout ce qu'elle avait souffert.

Je baisai doucement ses mains et elle m'embrassa maternellement. Je cherchai à lui donner de l'espérance, mais je vis bien qu'au fond elle pensait comme moi; elle ne faisait pas de l'espérance personnelle la condition de son dévouement.

Louise rentra avec M. Costejoux. Ils riaient tous deux. Le front de la vieille dame s'éclaircit.

– Chère tante, lui dit Louise, nous venons de nous disputer très fort, à propos de noblesse, comme toujours! Comme toujours, monsieur votre fils a eu plus d'esprit et d'éloquence que moi; mais, comme toujours, j'ai eu plus de raison que lui. Je suis positive, il est romanesque. Il croit que nous entrons dans un monde nouveau! C'est son thème habituel. Il croit que la Révolution a changé tant de choses, que beaucoup ne pourront être rétablies. Moi, je crois que tout redeviendra, avec le temps, comme par le passé, que la noblesse est une chose aussi indestructible que la religion, et que mon frère est toujours aussi marquis qu'il l'eût été au décès de son père et de son frère aîné dans des circonstances ordinaires. Là-dessus, le grand avocat plaide le sentiment, le devoir, tout ce que vous voudrez. Il m'apprend que Nanon est un riche parti pour Émilien dans l'état des choses. Moi, je ne m'occupe pas de cela. Je n'ai qu'une ressemblance avec Émilien, je ne fais aucun cas de l'argent. Vous allez me dire que j'ai un impérieux besoin de tout ce que l'argent procure. C'est possible; en cela je ne suis pas logique: mais Émilien est très logique, lui. Il n'a jamais souci ni envie de rien. Il est devenu paysan, il sera très heureux avec Nanon. Oh! j'en suis certaine, Nanon est un ange de bonté et de droiture. Ne dis rien, Nanette, je sais que tu te fais scrupule de l'épouser, bien que tu sois folle de lui. Je sais que, s'il se rappelle qu'il est marquis et qu'il hésite un tant soit peu, tu te résigneras. C'est donc ce qu'il faut voir, ce sera à lui de décider, et, s'il se décide en ta faveur, j'en prendrai mon parti; je t'accepterai pour ma belle-sœur et je ne t'humilierai jamais. Je sais vivre, à présent, je ne te dédaigne pas; je t'estime, j'ai même de l'amitié pour toi et je n'oublie pas tes soins; mais tout cela ne fera pas que j'aie tort de dire ce que je dis.

– Que dites-vous donc? répondis-je, car il faut conclure. Votre frère s'abaissera en oubliant qu'il est marquis?

– Je ne dis pas qu'il s'abaissera, je dis qu'il descendra volontairement de son rang et que le monde ne lui en saura point de gré.

– Le monde des sots, s'écria M. Costejoux.

– C'est le monde dont je suis, reprit-elle.

– Et dont il ne faut plus être!

Là-dessus, il lui parla encore très sévèrement, comme un père qui gronde son enfant, mais qui l'adore, et je vis qu'il ne se trompait pas en supposant qu'elle voulait être adorée ainsi, car elle se laissait dire des choses dures, à condition qu'elle y sentirait percer la passion. Leur querelle se termina encore par un raccommodement piqué de quelques épingles, mais où elle semblait se rendre.

Quand il se fut retiré, elle me prit à partie, mais sans aigreur, et finit par m'embrasser elle-même, en me disant:

– Allons, aime-moi toujours, car tu seras ma Nanon qui m'a gâtée et pour qui je ne veux pas être ingrate. Si tu épouses mon frère, je vous blâmerai tous deux, mais je ne vous en aimerai pas moins, voilà qui est dit une fois pour toutes.

Le lendemain, je me levai de bonne heure, je m'habillai sans bruit et je sortis sans éveiller la bonne madame Costejoux. Je voulais voir le parc et j'y trouvai Boucherot qui me le montra en détail.

Louise vint m'y rejoindre, et, Boucherot s'étant discrètement retiré:

– Nanon, me dit-elle, j'ai réfléchi depuis hier. Puisque te voilà riche, et que tu dois le devenir davantage (c'est M. Costejoux qui dit cela), tu devrais lui racheter Franqueville pour mon frère. Comme cela, tu mériterais vraiment de devenir marquise.

– Parlons de vous et non de moi, lui répondis-je en riant de ce compromis inattendu. Est-ce que Franqueville n'est pas à vous, si vous le souhaitez?

– Non! reprit-elle vivement, car je ne veux point m'appeler madame Costejoux; j'aimerais mieux rester avec mon frère et toi, ne pas me marier, me faire paysanne comme vous, soigner vos poules et garder vos vaches. Ce ne serait pas déroger!

– Si c'est une idée bien arrêtée de refuser M. Costejoux, il serait honnête et digne de vous de le lui dire, ma chère enfant!

– Je le lui dis toutes les fois que je le vois.

– Non, vous vous abusez. Si vous le lui dites, c'est de manière à lui laisser de l'espérance.

– Tu veux dire que je suis coquette?

– Très coquette.

– Que veux-tu! je ne puis m'en défendre. Il me plaît, et, s'il faut tout te dire, je crois bien que je l'aime!

– Eh bien, alors?

– Eh bien, alors, je ne veux pas céder à cette folie de mon cerveau. Est-ce que je peux épouser un jacobin, un homme qui eût envoyé mes parents à l'échafaud s'ils fussent tombés dans ses mains? Il a sauvé Émilien de la mort et il m'a sauvée de la misère; mais il haïssait mon père et mon frère aîné.

– Non, il haïssait l'émigration.

– Et moi, je l'approuve, l'émigration! Je n'ai qu'un reproche à faire à mes parents, c'est de ne pas m'avoir emmenée avec eux. Ils m'eussent peut-être mariée là-bas selon ma naissance, au lieu que me voilà réduite à recevoir l'aumône.

– Ne dites pas cela, Louise, c'est très mal. Vous savez bien que M. Costejoux ne vous fera jamais une condition de l'épouser.

– Eh bien, c'est ce que je dis! Je ne l'épouserai pas, et il me faudra accepter ses dons ou mourir de misère. Épouse mon frère, Nanette, il le faut. Tu lui assureras une existence et je te jure que je travaillerai avec vous pour gagner le pain que vous me donnerez. Je reprendrai mes sabots et mon bavolet, et je n'en serai pas plus laide. Je sacrifierai la blancheur de mes mains. Cela vaudra mieux que de sacrifier la fierté de mon rang et mes opinions.

– Quelle que soit votre volonté, ma chère Louise, vous pouvez bien compter qu'elle sera faite si j'épouse votre frère, et vous n'aurez pas à travailler pour gagner votre vie. Il suffira que vous vous contentiez de nos habitudes de paysans; nous tâcherons même de vous les adoucir, vous le savez bien. Mais vous ne serez point heureuse ainsi.

– Si fait! tu me crois encore paresseuse et princesse?

– Ce n'est pas cela: je crois ce que vous m'avez dit; vous aimez M. Costejoux et vous regretterez d'avoir fait son malheur et le vôtre pour contenter votre orgueil…

Je m'arrêtai, très surprise de la voir pleurer, mais son chagrin se tourna en dépit.

– Je l'aime malgré moi, dit-elle, et nous serions plus malheureux mariés que brouillés. Est-ce que je sais, d'ailleurs, si c'est de l'amour que j'ai pour lui? Connaît-on l'amour à mon âge? Je suis encore une enfant, moi, et j'aime qui me gâte et me choie. Il a beaucoup d'esprit, Costejoux! il parle si bien, il sait tant de choses, qu'on s'instruit tout d'un coup en l'écoutant, sans être obligée de lire un tas de livres. Certainement il m'a beaucoup changée et, par moments, il me semble qu'il est dans le vrai et que je suis dans l'erreur. Mais je me repens de cela et je rougis de mon engouement. Je m'ennuie beaucoup ici. La mère Costejoux est excellente, mais si douce, si monotone, si lambine dans ses perfectionnements domestiques, que j'en suis impatientée. Nous ne voyons personne au monde, les circonstances ne le permettent pas, car on me cache encore un peu, comme un hôte compromettant. Les jacobins ne se croient pas battus et dureront peut-être encore quelque temps. Dans cette solitude, je deviens un peu folle. Je suis trop gâtée, on ne me laisserait pas toucher une casserole ou un râteau dans le jardin, et ma paresse m'est devenue insupportable. Avec cela, je n'ai pas reçu l'éducation première qui fait qu'on sait s'occuper et qu'on peut raisonner ses idées. Je n'ai pas voulu prendre mes leçons avec toi au moutier, j'ai l'âme vide, je ne vis que des rêves de divagations. Enfin, je m'ennuie à mourir, je te dis, et, quand Costejoux vient nous voir, je m'éveille, je discute, je pense, je vis. Je prends cela pour de l'attachement: qui sait si tout autre ne m'en inspirerait pas autant, dans l'état d'esprit où je me trouve?

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