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– Mon pauvre Dumont, lui répondis-je, je n'y ai vraiment pas la tête, tu vois! Je ne fais que pleurer. Je ne peux songer qu'à ce pauvre cher homme qui n'est plus là et que je n'ai pas seulement pu remercier de son amitié pour moi!

– Tu le remercieras dans tes prières, reprit Dumont, qui, me regardant déjà comme la femme d'Émilien ne voulait plus me tutoyer, mais qui y retombait de temps en temps, ce qui me faisait plaisir. Je n'ai jamais été grand dévot, ajouta-t-il, mais je crois que les âmes nous entendent, et, la nuit, je m'imagine que je cause encore avec ce cher prieur et qu'il me répond.

– C'est comme moi, Dumont, je le vois et je l'entends toujours, et ma seule consolation est d'espérer qu'il me voit et m'entend aussi. J'espère qu'il sait bien que, si je n'ai pas reçu son dernier soupir, ce n'est pas ma faute, qu'il voit comme je le pleure, comme je l'aime, et combien j'aurais été plus contente de le conserver que d'être riche!

– Moi, dit Dumont, je suis sûr que son âme se réjouit d'avoir assuré l'avenir de ses chers enfants. Croiriez-vous qu'il m'a embrassé, une heure avant de s'endormir de son dernier sommeil, et qu'il m'a dit: «Voilà ma bénédiction pour Nanette et pour Émilien!»

Comme chaque parole de Dumont me faisait pleurer, il craignit de me rendre malade et m'emmena au jardin. Il commençait à faire beau, et nous vîmes bientôt M. Costejoux, qui me fit appuyer sur son bras pour rentrer et me témoigna beaucoup d'intérêt. Il m'apportait le testament et les pièces qui me mettaient en possession des vingt-cinq mille francs.

Quand je fus en état de parler d'affaires, je répondis à ses questions que je souhaitais lui payer tout de suite la propriété qu'il m'avait vendue.

– Vous auriez tort, me dit-il; votre argent vous rapporte six pour cent chez mon frère; vous feriez mieux de me payer deux pour cent et d'utiliser le reste de vos revenus pour de nouvelles acquisitions.

– Je ferai ce que vous me conseillerez, lui répondis-je. Je n'ai plus de volonté.

– Ça reviendra, reprit-il, vous reconnaîtrez que je vous donne un bon conseil. Avec votre économie et votre activité, vous arriverez à vous libérer avec moi sans vous en apercevoir, tout en arrondissant peu à peu votre domaine qui, dans vingt ans, aura triplé de valeur, sinon quadruplé. Remarquez que l'intérêt que vous me servirez ira toujours en diminuant avec le chiffre de la dette. Nous en reparlerons demain. Causons aujourd'hui d'Émilien. Comptez-vous l'avertir de votre nouvelle situation?

– Non, non, monsieur Costejoux! Je veux lui laisser le mérite de me prendre pauvre. Qui sait si ce ne serait point à son tour d'avoir des scrupules?

– Non! il n'en aura pas! Je le connais bien. Son âme vit dans une région plus élevée que le positif. L'argent n'a pas de valeur pour lui. C'est une espèce de saint des temps évangéliques; mais il est heureux que vous soyez pratique, et il faut continuer à l'être pour deux. Épousez-le et dirigez les affaires, c'est ainsi qu'il sera heureux.

J'insistai pour qu'Émilien ne fût pas informé. Je prenais plaisir à le surprendre à son retour, car je savais bien que, s'il ne se souciait pas de l'argent, il avait de l'affection pour le moutier et serait content de s'y voir établi pour toujours. Il fut donc convenu qu'il serait averti seulement de la mort du prieur et de la tendre bénédiction qu'il lui avait envoyée à sa dernière heure.

M. Costejoux, me trouvant très éprouvée par la maladie et le chagrin, m'engagea à venir voir Louise à Franqueville:

– C'est, me dit-il, un voyage de quelques heures, la voiture vous fera du bien, le changement d'air aussi. Et puis vous devez à votre ami de vous assurer par vos yeux des soins que nous donnons à sa sœur, ainsi que de la belle santé qu'elle a recouvrée. Vous ne l'avez pas pu jusqu'à présent, et c'est le premier usage que vous devez faire de votre liberté.

Je consentis à aller passer vingt-quatre heures à Franqueville. J'emmenai Dumont afin d'épargner à M. Costejoux la peine de me ramener, et nous partîmes avec lui le lendemain.

Chemin faisant, il me parla beaucoup de Louise et même il ne me parla que d'elle. Je vis bien qu'il en était de plus en plus épris et qu'il espérait lui faire accepter son nom roturier, malgré quelques petites grimaces qu'elle faisait à cette idée. Je lui demandai si elle était instruite des projets d'Émilien à mon égard.

– Non! me répondit-il, elle ne les soupçonne même pas. Vous verrez si vous jugez à propos de la préparer à ce qui doit s'accomplir.

J'avouai à M. Costejoux que je redoutais beaucoup les dédains et même les mépris de Louise.

– Non, dit-il; elle n'est plus l'enfant maladive et maussade que vous avez connue. Elle a compris la force des événements, elle s'y est soumise. Sa haine pour la Révolution est un jeu, une taquinerie, oserai-je dire une coquetterie à mon adresse!

– Dites-le si cela est!

– Eh bien, cela est! Louise veut que je l'aime et semble me dire que je dois payer, en subissant ses malices, le plaisir d'être aimé d'elle. Au reste, il y a déjà quelque temps que nous n'avons causé politique. Je ne serai pas fâché de voir comment elle prendra votre mariage avec son frère: pourtant nous n'en dirons rien si vous répugnez à cette confidence.

– Laissez-moi juge de l'opportunité, répondis-je; il faut voir quel accueil elle va me faire.

Aux approches de Franqueville, je me sentis très émue de voir pour la première fois le pays où mon cher Émilien avait passé son enfance. Je me penchais à la portière pour regarder toutes choses et toutes gens. C'était un pays de collines et de ravins très ressemblant au nôtre; la vallée où le château était situé avait plus d'ouverture et moins de sauvagerie que celle du moutier. La campagne paraissait plus riche, les habitants plus aisés avaient l'air plus fiers et moins doux.

– Ils ne sont pas très faciles à vivre, me dit M. Costejoux. Ils se passionnent plus que les gens de chez vous pour les choses politiques et ils les comprennent moins. Ils n'ont pas la moitié autant de bon sens, et l'honnêteté n'est pas leur vertu dominante. La faute n'en est point à eux, mais à la mauvaise influence d'un grand château et du contact d'une nombreuse valetaille. Feu le marquis ne s'occupait nullement des rustres de son domaine. Il connaissait davantage les loups et les sangliers de ses forêts. Ses paysans n'étaient guère plus pour lui que ses chiens. Les courtes apparitions qu'il faisait chez lui n'étaient que des parties de chasse et de table, et, bien qu'on détestât le maître, on se réjouissait toujours de le voir, parce qu'il y avait quelque argent à gagner pour sa bonne chère et ses divertissements. Rien ne démoralise plus le paysan que le profit de sa soumission à ce qu'il ne respecte pas. Mais nous arrivons. Ne jugez pas du manoir par l'apparence. Hormis quelques tourelles et girouettes armoriées que nous avons fait abattre, il a encore belle apparence; mais l'intérieur a été pillé et abîmé, dès 89, par ces bons paysans qui nous reprochent aujourd'hui d'avoir fait enlever les écussons et découronner les pigeonniers.

En effet, l'aspect du vestibule était navrant. Il nous fallut traverser de véritables ruines pour pénétrer dans le grand salon qui était encore debout et entier, mais sans vitres et sans portes. Les châssis des fenêtres pendaient tout brisés. Les belles tapisseries arrachées des murs traînaient par terre en lambeaux. La cheminée monumentale avait toutes ses sculptures en miettes; ainsi des riches moulures dorées des plafonds; des restes de cadres, des fragments de glaces, des épaves de toute sorte montraient qu'on avait détruit tout ce qu'on n'avait pu emporter.

– Et ils se plaignent de la Révolution! pensais-je. Il me semble qu'ils n'ont pourtant pas négligé d'en profiter.

M. Costejoux me guida dans un petit escalier jusqu'à une tour qui avait été plus épargnée que le reste et où il avait trouvé moyen de faire promptement arranger un petit appartement joli et agréable pour sa mère et pour Louise. C'est là que madame Costejoux nous reçut avec beaucoup de grâce et de bonté. Elle savait toute mon histoire et celle de Dumont, qu'elle accueillit en l'appelant citoyen et en l'engageant à s'asseoir; mais Dumont, aussitôt qu'il eut déposé dans un coin mon petit paquet et présenté un panier de nos plus beaux fruits que j'avais choisis pour mes hôtes, se retira discrètement.

– J'espère que vous dînerez avec nous, lui avait dit la vieille dame.

Et il avait remercié d'un ton attendri; mais il se souvenait d'avoir été domestique, et non des premiers, dans ce château restitué en quelque sorte à mademoiselle de Franqueville, et, bien qu'il eût longtemps mangé à la même table qu'elle au moutier, il pensait bien qu'elle ne s'accommoderait pas de cette égalité à Franqueville. Il prétexta de vieux amis à embrasser dans le village et on ne le revit plus.

J'attendais Louise avec impatience.

– Elle vous prie de l'excuser, nous dit madame Costejoux, si elle n'accourt pas tout de suite. Elle était restée en déshabillé toute la journée, ce qui n'est pas son habitude. C'est qu'aujourd'hui elle a eu une assez forte émotion en recevant une nouvelle que je dois me hâter de vous apprendre. Son frère aîné, le marquis de Franqueville, qui servait contre la France, est mort des suites d'un duel. Nous n'avons pas d'autres détails, mais la chose est certaine, et Louise, bien qu'elle connût à peine ce frère si coupable, a été bouleversée, ce qui est bien naturel.

– Eh bien, mais, s'écria M. Costejoux en me regardant, voilà Émilien chef de famille et absolument maître de ses actions! Il peut agir en toute chose comme il lui plaira, sans craindre l'opposition ou les reproches de personne. Il ne lui reste que des parents assez éloignés, qui ne se sont jamais occupés de lui et qui n'ont pas de raison pour s'en occuper jamais.

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