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– Ah! oui-dà! fit-il, ce jeune monsieur qu'ils ont amené au couvent lundi soir et que personne n'avait encore vu, c'est le petit Franqueville! un cadet de grande maison, c'est comme cela qu'on dit. – Vous connaissez bien Franqueville, mes gars? un beau manoir, da!

– J'y ai passé une fois, dit le plus jeune. C'est loin, loin du côté de Saint-Léonard en Limousin.

– Bah! douze lieues, dit Jacques, en riant, ça n'est pas si loin! j'y ai été une fois aussi, la fois que le supérieur de Valcreux m'a donné une lettre à porter et qu'il m'a prêté la bourrique du moutier pour gagner du temps. Sans doute que c'était affaire pressante, car il ne la prête pas volontiers, la grand'bourrique!

– Ignorant! reprit mon grand-oncle, ce que tu appelles bourrique c'est une mule.

– Ça ne fait rien, grand-père! j'ai bien vu la cuisine du château et j'ai parlé à l'homme d'affaires, qui s'appelle M. Prémel. J'ai bien vu aussi le jeune monsieur, et à présent je comprends que la lettre, c'était pour manigancer son entrée au couvent.

– C'était une affaire manigancée depuis qu'il est au monde, reprit le père Jean. On n'attendait que l'âge, et moi, qui vous parle, j'ai eu ma défunte nièce, la mère à la petite que voilà, vachère dans le château en question. Je peux très bien dire ce qui en est de la famille. C'est des gens qui ont pour deux cent mille bons écus de terre au soleil, et des terres bien en rapport. Ça n'est pas négligé et pillé comme celles du moutier d'ici. L'homme d'affaires, l'intendant, comme ils l'appellent, est un homme entendu et très dur; mais c'est comme ça qu'il faut être quand on est chargé d'une grosse régie.

Pierre observa que ce n'était pas la peine d'être si riche, quand on mettait de côté deux enfants sur trois. Il blâma, au point de vue des idées nouvelles qui commençaient à pénétrer jusque dans nos chaumières, le parti que prenaient encore certains nobles à l'égard de leurs cadets.

Mon oncle était un paysan de la vieille roche; il défendit le droit d'aînesse, disant que, sans cela, tous les grands biens seraient gaspillés.

On se querella un peu. Pierre, qui avait la tête vive, parla haut à son grand-père et finit par lui dire:

– C'est bien heureux que les pauvres n'aient rien à se partager, car voilà mon frère aîné que j'aime beaucoup et que je serais forcé de détester si je savais qu'il y a chez nous quelque chose dont je n'aurai rien.

– Vous ne savez pas ce que vous dites, répondit le vieux; c'est des idées de gueux que vous avez là. Dans la noblesse, on pense plus haut, on ne regarde qu'à la conservation de la grandeur, et les plus jeunes se font l'honneur de se sacrifier pour conserver les biens et les titres dans la famille.

Je demandai ce que cela voulait dire se sacrifier.

– Tu es trop petite pour savoir ça, répondit le père Jean.

Et il alla se coucher en marmottant tout bas sa prière.

Comme je répétais entre mes dents sacrifier, qui était un mot tout nouveau pour moi, Pierre qui aimait à faire l'entendu, me dit:

– Je sais, moi, ce que veut dire le grand-père. Il a beau défendre les moines, et les moines ont beau avoir des biens et le plaisir de ne rien faire, on sait qu'il n'y a pas de gens plus malheureux.

– Pourquoi sont-ils malheureux?

– Parce qu'on les méprise, répondit Jacques en haussant les épaules.

Et il alla se coucher aussi.

Je restai un petit moment après avoir rangé le souper tout doucement pour ne point éveiller le père Jean, qui ronflait déjà, et, comme Pierre couvrait le feu qui était notre seule clarté dans la chambre, je m'approchai de lui pour causer tout bas. J'étais tourmentée de savoir pourquoi les moines étaient méprisés et malheureux.

– Tu vois bien, me dit-il, que c'est des hommes qui n'ont ni femmes ni enfants. On ne sait pas seulement s'ils ont père et mère, frères ou sœurs. Sitôt qu'ils sont encagés, leur famille les oublie ou les abandonne. Ils perdent jusqu'à leur nom, c'est comme s'ils étaient tombés de la lune. Ils deviennent tous gras et laids, et sales dans leurs grandes robes, encore qu'ils aient le moyen de se tenir propres. Et puis ça s'ennuie à marmotter des prières à toute heure. Il est bon de prier Dieu, mais j'ai dans mon idée qu'il n'en demande pas tant, et que ces moines lui cassent la tête avec leurs cloches et leur latin. Enfin, c'est du monde qui ne sert à rien. On devrait les renvoyer chez eux, et donner leurs terres à ceux qui sauraient les travailler.

Ce n'était pas la première fois que j'entendais faire cette réflexion, mais elle me paraissait oiseuse. J'avais appris le respect de la propriété. Il me semblait impossible d'y rien changer et inutile de le désirer,

– Tu dis des bêtises, répondis-je au petit Pierre. On ne peut pas empêcher les riches d'être riches; mais qu'est-ce que tu penses de ce jeune apprenti moine qui m'a permis de faire manger Rosette dans le pré du moutier? Est-ce que tu crois qu'on l'écoutera?

– On ne l'écoutera pas, dit Pierre; c'est un poulain qui ne sait pas encore tirer la charrue. Les vieux qui connaissent leur métier te prendront ton ouaille s'ils la voient chez eux, et le novice ira en punition pour avoir désobéi.

– Oh! alors, je n'y retournerai plus. Je ne veux pas le faire punir, lui qui est si bon et si honnête!

– Tu peux y retourner pendant les offices du matin. Le père Fructueux ne quitte pas l'église à ces heures-là.

– Non, non! m'écriai-je, je ne veux pas m'apprendre à voler!

Je m'endormis toute préoccupée. Je ne songeais plus tant à Rosette qu'à ce garçon de si bon cœur qui était condamné à être malheureux, méprisé, sacrifié, comme disait mon grand-oncle. Il vint, dans la nuit, un gros orage avec des éclairs à tout embraser et des roulements de tonnerre à faire dresser les cheveux. Du moins, voilà ce que le grand-oncle nous dit au matin, car il était le seul de la maison qui eût entendu le bruit: la jeunesse dort si bien, même dans une masure mal close! mais quand j'ouvris le contrevent qui servait de fenêtre, – nous ne connaissions pas l'usage des vitres, – je vis la terre toute trempée et l'eau qui ruisselait encore autour du rocher par mille petits sillons qu'elle s'était creusés dans le sable. Je courus voir si le vent n'avait pas emporté ma bergerie. Elle avait tenu bon, et je fus joyeuse, car la pluie, c'était de l'herbe avant peu de jours.

Sur le midi, le soleil se montra et je partis avec Rosette pour un petit endroit bien abrité dans les grosses roches, où il y avait toujours quelque peu de verdure et où les autres pâtours n'allaient guère, la descente étant mal commode et non sans danger. Je m'y trouvai seule et je m'assis au bord de l'eau troublée et toute écumeuse du torrent. J'y étais depuis un bout de temps quand je m'entendis appeler par mon nom, et bientôt je vis le jeune moine qui descendait le ravin et venait à moi. Il était très propre dans sa robe neuve; il avait l'air content, il sautait hardiment de pierre en pierre. Il me parut le plus joli du monde.

Et pourtant il n'était pas beau, mon pauvre cher Franqueville; mais son air était si bon, il avait des yeux si clairs et un visage si doux, que jamais sa figure n'a fait déplaisir ou répugnance à personne.

J'étais bien surprise:

– Comment donc, lui dis-je, avez-vous fait pour me trouver, et qui est-ce qui vous a dit mon nom?

– Je te dirai cela tout à l'heure, répondit-il. Déjeunons, j'ai grand'faim.

Et il tira de sa robe un petit panier où il y avait du pâté et une bouteille contenant deux choses auxquelles je n'avais jamais goûté, de la viande et du vin! Je me fis beaucoup prier pour manger de la viande. Moitié discrétion, moitié méfiance, je n'avais que du dégoût pour cet aliment nouveau, que je trouvai pourtant bon; mais le vin me sembla détestable et ma grimace fit beaucoup rire mon nouvel ami.

Tout en mangeant il m'apprit ce qui suit:

Il ne fallait plus l'appeler ni Monsieur, ni Franqueville; il était désormais frère Émilien, Émilien étant son nom de baptême. Il avait demandé à l'économe la permission de pâturage pour Rosette et, à sa grande surprise, il ne l'avait point obtenue. Le père Fructueux lui avait donné toute sorte de raisons qu'il n'avait pas comprises; mais, le voyant fâché, il lui avait permis de me donner à manger quand il voudrait, et, sans se le faire dire deux fois, frère Émilien avait mis son dîner dans un panier et s'était rendu à la maison que je lui avais montrée la veille. Il n'y avait trouvé personne, mais une vieille femme qu'il rencontra, qu'il me décrivit et en qui je reconnus la Mariotte, lui avait à peu près indiqué l'endroit où je devais être, en lui disant que je m'appelais Nanette Surgeon. Il s'était bien dirigé et paraissait être habitué à courir la montagne. En somme, c'était, comme je l'ai bien vu par la suite, un paysan plus qu'un monsieur. On ne lui avait rien appris, il s'était enseigné lui-même. On ne lui avait point permis de suivre les chasses des autres gentilshommes, il s'était fait braconnier sur ses propres terres et il tuait bien adroitement des perdrix et des lièvres; mais, comme cela lui était défendu, il les donnait aux paysans qui lui enseignaient les remises et lui gardaient le secret. Il avait appris avec eux à nager, à se tenir à cheval, à grimper aux arbres et même à travailler comme eux, car il était fort, quoique d'apparence assez chétive.

On peut croire que tout ce que je vais dire de lui pour faire connaître son caractère et sa situation ne me fut pas dit ce jour-là et dans cet endroit-là; je n'en eusse pas compris le quart, il m'a fallu des années pour me rendre compte de ce que je résume ici.

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