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– J'ai honte et horreur de ce mensonge, dit Émilien; mais, à cause de vous, je m'y soumettrai encore. Dis-nous donc si tu as pu savoir d'eux quelque nouvelle.

– Ils ont dit qu'on vidait les prisons dans les grandes villes, c'est-à-dire qu'on envoie tous les prisonniers à l'échafaud. À présent, cela se fait avec beaucoup d'ordre, disent-ils. Il n'y a plus besoin de procédure ni de preuves. Un accusateur suffit et le premier juge venu prononce. Cependant le Berry et la Marche sont tranquilles. On n'y est pas méchant, on ne dénonce plus, on n'a fait mourir personne depuis le pauvre prêtre que personne n'a osé réclamer. La misère est si grande, qu'on n'a plus le courage de se haïr, et la peur empêche les disputes. Voilà ce que j'ai pu comprendre, car ces hommes n'étaient guère bien renseignés et je ne voulais pas paraître curieux.

Quand je me trouvai seule avec Dumont, il me dit que madame Élisabeth avait été guillotinée et que le dauphin était prisonnier.

– Ne parlons pas de cela à Émilien, me dit-il; il s'est toujours refusé à croire que les enfants pussent être victimes de ces persécutions. Il ne veut pas voir la République aussi méchante qu'elle l'est. Ne lui donnons pas à penser que sa sœur peut être arrêtée à cause de lui.

– Mon Dieu, Dumont, est-ce qu'il nous serait impossible de savoir si Louise est toujours en sûreté, et, dans le cas contraire, de l'amener ici? Voilà les nuits belles et encore assez longues; on peut faire dix lieues d'un soleil à l'autre, arriver de grand matin au moutier, s'y reposer jusqu'au soir et repartir la nuit suivante. J'ai déjà fait des courses plus difficiles. Si vous me disiez bien les chemins, vous qui les connaissez…

– Ah! Nanette, s'écria Dumont, je vois bien que tu n'as plus de confiance en moi; tu ne me crois plus capable de rien, tu me méprises, et je l'ai bien mérité!

– Ne parlons pas de cela, mon cher oncle. Si vous avez eu quelque tort, je ne m'en souviens plus. Nous tirerons à la courte paille, si vous voulez, à qui fera le voyage; mais, comme il faudra tromper Émilien, partir la nuit durant son sommeil et se trouver très loin quand il s'éveillera, cela me sera plus facile qu'à vous qui couchez dans la même chambre, lit contre lit.

– Pas du tout, reprit Dumont. Il a le sommeil qu'on doit avoir à son âge, et je sortirai très aisément sans l'éveiller. Cela m'est arrivé vingt fois. Le jour venu, tu lui diras que tu manquais de quelque chose, et que j'ai été aux environs pour me le procurer. Quand ce sera le soir, tu lui diras la vérité, mais en lui jurant que je serai revenu le matin suivant, et je te jure que je serai revenu. Je sais bien qu'Émilien passera une mauvaise nuit à m'attendre, mais cela vaudra mieux que de laisser la petite en danger, et il me pardonnera de lui avoir désobéi. Allons, ne dis plus rien. Je partirai la nuit prochaine. Il faut que je fasse cette chose-là, vois-tu, et que je la mène à bien. J'ai une grande faute à réparer, et je ne me la pardonnerai que quand j'aurai prouvé que je suis encore un homme.

Je cédai. Je savais bien qu'Émilien rêvait de sa sœur toutes les nuits, et que, s'il ne se fût regardé comme engagé d'honneur à ne pas nous donner le moindre sujet d'inquiétude, il eût dès longtemps tout risqué pour savoir ce que Louise devenait au milieu de la persécution de toute la race noble.

Je feignis d'être lasse, afin qu'on se couchât encore plus tôt qu'à l'ordinaire, et bientôt j'entendis partir Dumont. Mon cœur fut bien gros; il allait peut-être à la mort, et je ne pus fermer l'œil: si Émilien venait à découvrir sa fuite, il courrait après lui. Il l'aimait tant, son pauvre Dumont! Et comme il me reprocherait de l'avoir laissé partir!

La bonne chance était pour nous: Dumont n'alla pas bien loin pour avoir des nouvelles. En voulant prendre au plus court, il se perdit dans les bois et fut forcé d'attendre le jour pour s'orienter. Il se trouva près d'un village appelé Bonnat, et, ne jugeant pas à propos de s'y montrer inutilement, il résolut de revenir chez nous pour ne point nous causer d'inquiétude en faisant trop durer son voyage, et de le remettre à une autre nuit avec des mesures mieux prises.

Il revenait donc quand il se trouva face à face avec un ancien garde de Franqueville qui s'appelait Boucherot, et qui était pour lui un vieil ami, très honnête homme et très sûr. Ils s'embrassèrent de grand cœur, et Boucherot, qui venait de passer la nuit dans ce village où il avait une sœur mariée, lui apprit tout ce qu'il voulait savoir.

Le marquis de Franqueville était mort à l'étranger peu de temps après sa femme. On n'avait pas de nouvelles du fils aîné. Les biens confisqués avaient été vendus, même le parc et le château, que M. Costejoux avait achetés à vil prix. Il y avait installé sa mère et une petite demoiselle qu'elle appelait sa petite-nièce, qui se montrait fort peu, mais que plusieurs personnes du hameau environnant disaient être mademoiselle Louise de Franqueville, très grandie et embellie.

Quant à lui, Boucherot, il l'avait vue de près, il en était sûr; mais il disait à ceux qui se souvenaient d'avoir détesté la petite Louise que ce n'était pas elle. Au reste, elle ne courait pas grand danger, eût-elle été nommée tout haut. M. Costejoux était devenu très puissant dans le village depuis qu'il avait déjoué les intrigues de Prémel et accusé publiquement Pamphile de rançonner les prisonniers et de vivre de concussions. Il avait mis tant de fermeté à les démasquer, qu'on les avait mis en jugement et envoyés à la guillotine. Boucherot ajouta que, si Émilien était encore en prison, il serait prochainement délivré par M. Costejoux qui était le plus juste et le plus généreux des hommes.

Dumont ne crut pas devoir confier d'abord tous nos secrets à son ami. Il lui demanda s'il n'avait pas ouï-dire qu'Émilien se fût échappé de quelque prison. Personne n'en savait rien, les détenus étaient si nombreux partout, qu'il s'en perdait dans les déplacements qu'on était forcé de faire. Pamphile en avait bien réclamé plusieurs qu'on ne retrouvait plus que sur les registres d'écrou; mais M. Costejoux avait débarrassé le pays de ce méchant homme et on ne recherchait plus que les personnes qui se prononçaient ouvertement contre la République ou dont les menées royalistes étaient bien prouvées. Une extrême rigueur était maintenue à l'égard de ces personnes, mais l'influence d'un honnête homme avait remplacé dans la province celle d'un coquin, et on n'inventait plus de conspirations pour faire périr des ennemis personnels ou pour spéculer sur la peur des suspects.

Quand Dumont se vit bien informé de la situation, il crut pouvoir se fier entièrement à son ami et il nous l'amena. Émilien fut bien heureux d'apprendre que sa sœur était en sûreté, et il chargea Boucherot, qui retournait à Franqueville, d'une lettre de remercîments pour M. Costejoux, mais tournée de manière à ne pas le compromettre. Il lui demandait en même temps s'il pouvait reparaître et satisfaire à la loi militaire, comme il en avait eu, comme il en avait toujours l'intention. Il demandait aussi si les compagnons de sa retraite pouvaient retourner chez eux sans être inquiétés.

La réponse de M. Costejoux nous arriva huit jours après le retour de ce brave Boucherot, qui s'intéressait à Émilien comme s'il eût été de sa famille.

«Mon cher enfant, disait M. Costejoux, restez où vous êtes, bientôt vous serez libre d'en sortir et de faire votre devoir. Il nous faut encore effrayer et contenir, et nous avons beau épurer autant que possible le personnel employé aux recherches, nous ne pouvons faire que tous nos agents soient probes et intelligents. Une situation aussi tendue peut encore donner lieu à de fatales méprises. La révision de l'affaire Prémel vous a entièrement disculpé de toute tentative ou intention blâmable, mais nous avons tant d'affaires sur les bras, que je ne voudrais pas avoir à vous sauver une seconde fois. Je passerais décidément pour le protecteur avoué de votre famille. C'est assez que ma mère se soit dévouée à votre sœur. Restez donc effacés encore et comptez que, dans bien peu de temps, le règne de la justice refleurira en France: Robespierre et Saint-Just n'ont plus que quelques obstacles à vaincre pour faire que la République, débarrassée de tous ses ennemis, devienne ce qu'elle doit être, ce qu'ils veulent qu'elle soit, une tendre mère qui rassemble tous ses enfants dans ses bras et leur donne à tous le bonheur et la sécurité. Oui, mon jeune ami, attendez encore quelques semaines, vous verrez punir les excès de rigueur féroce commis par des traîtres qui voulaient vendre et flétrir notre cause. J'ai commencé dans la mesure de mes moyens d'action et j'espère contribuer à purger la nation des intrigants et des infâmes, comme les Prémel et les Pamphile. Alors, la France sauvée inaugurera le règne de la sainte fraternité.»

Il y avait en post-scriptum:

«Vos deux amis n'ont pas été signalés comme ayant favorisé votre fuite, puisque cette évasion a pu rester ignorée ou tout au moins douteuse. Rien ne les empêche donc de reparaître à Valcreux, où le citoyen prieur n'est point inquiété et continue à résider sans trouble. La République protège les assermentés et ne sévit que contre les prêtres qui prêchent la guerre civile.»

Ainsi M. Costejoux, cet homme si humain et si intelligent, en était venu à croire que Robespierre et Saint-Just pouvaient régénérer la France après l'avoir saignée aux quatre veines! Il espérait la voir pacifiée tout d'un coup après tant de haines amassées. Ce n'était pas mon avis, ni celui de Dumont, et nous aspirions à la chute de ce parti terrible. Émilien ne disait rien et réfléchissait. Enfin il sortit de sa rêverie.

– Vous avez raison, nous dit-il: c'est Costejoux qui se trompe. C'est un homme passionné qui a cru servir sa patrie et qui l'a servie en effet, au prix de tant de remèdes violents, qu'elle meurt dans les mains de ces fanatiques opérateurs. Ils l'ont divisée en deux races, la race guerrière qui l'opprimera après l'avoir délivrée, et la race politique qui n'atteindra pas son but et qui restera un foyer de haines et de vengeances peut-être pendant plus de cent ans! Pauvre France! c'est raison de plus pour l'aimer et la servir!

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