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Dumont fut heureux d'apprendre qu'il était averti; mais il m'apprit, lui, une mauvaise nouvelle. Le représentant envoyé en mission, qui était un homme bon et juste (je crois me rappeler qu'il s'appelait Michaud), venait d'être remplacé par le représentant Lejeune, qui s'annonçait comme un homme terrible, et l'esprit de la population était déjà tout changé: on allait juger les prisonniers!

Je ne dirai pas mes angoisses, j'irai vite au fait. Deux jeunes nobles, les frères Chéry de Bigut, étaient les plus compromis. Ils avaient été dénoncés comme s'étant opposés au départ des recrues. On voulait les envoyer à Paris pour y être jugés. Le citoyen Lejeune entra dans une grande colère.

– Vous ne savez donc pas la nouvelle loi? dit-il; les accusés doivent être jugés et exécutés dans le pays où ils ont commis leurs crimes.

Et il ordonna le procès, qui ne fut ni long, ni compliqué. En peu de jours, ces deux malheureux, bien qu'ils n'eussent excité aucune sédition, furent condamnés sur la déposition de deux témoins, et exécutés à l'endroit nommé Sainte-Catherine, presque sous nos yeux, près la porte aux Guédons. Durant cette odieuse affaire, je ne pouvais plus ni manger ni dormir. J'avais espéré que, faute de gendarmes et de bourreau, car il n'y en avait plus dans la ville, on retarderait l'exécution. Mais on envoya un cavalier de bonne volonté à Issoudun pour requérir le prévôt, et la guillotine fut dressée à deux pas de notre maison. Je me sauvai dans mon grenier, d'où l'on ne voyait pas dans la rue; mais, tout aussitôt, je vis arriver sur la plate-forme des deux tours une quantité de prisonniers. C'était ceux de la porte aux Guédons et tous ceux des autres prisons de la ville, qu'on amenait là pour assister à l'exécution. Il y en avait bien plus que je ne l'avais imaginé. C'était presque tous des religieux et des religieuses, les hommes sur une tour, les femmes sur l'autre. Comme ils étaient accompagnés de gardiens, je ne me montrai pas; mais, de derrière le volet de ma lucarne, je cherchais Émilien. Il vint résolument se planter à la brèche, croisa ses bras et regarda les apprêts du supplice sans broncher. Il ne fit qu'un léger mouvement quand les têtes tombèrent, et j'entendis dans la foule qui se pressait autour de l'échafaud, au milieu d'un effrayant silence, les cris perçants de plusieurs femmes qui étaient prises d'attaques de nerfs. On fit aussitôt rentrer les prisonniers. Je tremblais si fort que mes dents claquaient. Je ne voulus pas sortir de la journée ni le lendemain, tant je craignais de voir la guillotine et le sang sur les pavés.

Cette peur me rendit si faible et si malade, que je me la reprochai et résolus de la surmonter. Est-ce que je n'étais pas destinée à mourir comme cela, moi qui voulais sauver une des victimes? Si j'échouais, c'était l'échafaud pour nous deux. Eh bien, il fallait jouer le tout pour le tout, et se sentir comme Émilien préparé à tout.

Je le revis le lendemain, et il put me faire un signe pour me montrer un pigeon qui volait de la tour sur le toit de ma maison. C'était un des pigeons du geôlier, et ces oiseaux allaient souvent sur la tour manger les restes de pain que les prisonniers s'amusaient à leur donner. J'avais bien souvent songé à leur confier un billet, je n'avais pas osé. Je devinai ce qu'avait fait Émilien. Je courus m'emparer de ce bon pigeon blanc et jaune qui rentrait dans son nid, et je lus sur un morceau de linge ceci écrit au crayon:

«Au nom du ciel allez-vous-en! je n'ai besoin de rien; je suis résigné. Votre danger trouble seul mon repos.»

– Puisque nous lui faisons de la peine, dis-je à Dumont, ne nous montrons plus à lui, il nous croira partis; mais agissons. Il n'y a plus à hésiter. On va faire mourir tous les prisonniers!

– Ce n'est pas sûr, répondit-il. On en a mis quelques-uns en liberté. Ne nous désolons pas, mais préparons tout. Sache, mon petit Lucas, que j'ai suivi ton conseil et que j'ai très bien réussi. J'ai si bien joué la comédie, que le père Mouton (c'était le geôlier) m'a pris en amitié et je commence demain mon service dans la prison.

– Comment cela est-il possible?

– Tu ne sais pas que le père Mouton n'est guère plus geôlier que toi et moi. Il est nouveau dans sa fonction, parce que, toutes les prisons étant pleines à la fois, il a fallu choisir de nouveaux employés. Il y a des hommes de garde qui ne sont ni militaires ni fonctionnaires. Ce sont des gens de la ville qui ont leurs fils volontaires et que l'on récompense en leur donnant la garde des prisons, à raison de deux francs par jour, à la charge de ceux des prisonniers qui ont du bien dans le pays. Tu vois que c'est recherché; mais, comme ils sont tous ouvriers, ils n'entendent rien à leur emploi et ils sont très paresseux pour le remplir. Le père Mouton est tout seul chargé, avec sa femme, du balayage, de la cuisine, de l'entretien des prisonniers. Il aimerait mieux passer son temps à trinquer avec les gardiens, il se plaint de la fatigue. J'ai offert de me charger du gros ouvrage, et, comme il ne fallait pas avoir l'air de faire cela pour mon plaisir, j'ai débattu mon prix. Il me rabattra quelque chose sur notre loyer et nous pénétrerons dans la prison. Je dis nous, parce que je t'ai fait admettre aussi, comme un innocent qui m'aidera au besoin sans prendre aucun intérêt aux prisonniers. Seulement, on demande ton certificat de civisme et il est fait au nom de Nanette Surgeon. Est-ce que tu ne pourrais pas t'en fabriquer un au nom de Lucas Dumont?

– J'y ai pensé, répondis-je, il est fait, le voilà.

J'avais passé plusieurs soirées à imiter l'écriture de M. Costejoux avec assez d'adresse pour qu'il fût impossible de s'en apercevoir. Ces certificats étaient la plupart du temps écrits sur papier libre; le mien était bon, le père Mouton le prit, le regarda à l'envers et me le rendit, il ne savait pas lire. Cela me donna l'idée d'en fabriquer un autre à tout événement pour Émilien, et, pour ne pas compromettre M. Costejoux, je le signai Pamphile. Cette idée me vint en retrouvant un bout d'écriture de cet ancien moine, sur un papier que j'avais ramassé au moutier et dans lequel j'avais enveloppé quelques objets. Sa signature s'y trouvait. Je la copiai fidèlement et sans scrupule.

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