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Les gens de M. Costejoux ne cachaient pas trop, quand ils étaient entre eux, leur mépris et leur dégoût pour les hommes qu'il se voyait entraîné à faire asseoir à sa table, et ils se trouvaient humiliés de servir le citoyen Piphaigne, boucher féroce qui parlait de mener les aristocrates à l'abattoir, l'épicier Boudenfle, qui se croyait un petit Marat et demandait six cents têtes dans le district; l'huissier Carabit, qui faisait métier de dénoncer les suspects et qui s'appropriait leur argent et leurs nippes 1 .

1. Inutile de dire qu'on chercherait vainement ces noms dans les souvenirs des habitants. Nanon a dû les changer en écrivant ses Mémoires.

Enfin, au bout d'une heure, je fus appelée dans le cabinet de M. Costejoux et je l'y trouvai seul. Il s'enferma dès que je fus entrée, puis il me dit:

– Que viens-tu faire ici? tu veux donc perdre le prieur et Louise?

– Je veux sauver Émilien, répondis-je.

– Tu es folle!

– Non, je le sauverai!

Je disais cela avec la mort dans l'âme et avec une sueur froide dans tout le corps; mais je voulais forcer M. Costejoux à me dire tout de suite s'il était encore vivant.

– Tu ne sais donc pas, reprit-il, qu'il est condamné?

– À la prison jusqu'à la paix? repris-je, résolue à tout savoir.

– Oui, jusqu'à la paix, ou jusqu'à ce qu'on se décide à exterminer tous les suspects.

Je respirai, j'avais du temps devant moi.

– Qui donc l'a désigné comme suspect? repris-je; n'étiez-vous point à son jugement, vous qui le connaissez?

– Cette infâme canaille de Prémel a cru se sauver en l'accusant. Il s'est vanté d'avoir entretenu avec le marquis de Franqueville une correspondance à l'effet d'avoir des preuves contre lui et sa famille, et il a prétendu qu'Émilien lui avait écrit son intention d'émigrer, dans une lettre qu'il n'a pu cependant produire, et qui, malgré son affirmation, ne s'est pas trouvée au dossier. J'espérais l'emporter sur lui par mon témoignage, mais l'ex-religieux Pamphile était là; il déteste Émilien, il a dit le connaître pour un royaliste et un dévot. Il voulait qu'on le condamnât à mort séance tenante et il s'en est fallu de peu qu'il ne fût écouté. J'ai amené une diversion en rejetant tout l'odieux de l'affaire sur Prémel, qui a été condamné à la déportation. Je n'ai pu sauver que la tête d'Émilien… jusqu'à nouvel ordre.

J'écoutais chaque parole de M. Costejoux sans m'abandonner à aucune émotion, et j'observais le changement de sa physionomie et de son accent. Il avait beaucoup souffert, cela était évident, depuis qu'il avait changé son point de vue politique. Il avait sincèrement adopté une conviction et un rôle qui pouvaient répondre à ses principes de patriotisme, mais qui étaient antipathiques à son caractère confiant et généreux. Je l'étudiais pour savoir jusqu'à quel point je pouvais compter sur lui. Dans ce moment, il me sembla qu'il était tout disposé à me seconder.

– Ne parlez pas de nouvel ordre, lui dis-je, il faut que vous réussissiez à délivrer Émilien tout de suite.

– Voilà où tu déraisonnes, répondit-il vivement. Cela m'est impossible, puisque son jugement a été rendu suivant les formes ordonnées par la République.

– Mais c'est un mauvais jugement, rendu trop vite et sans preuves! Je sais qu'on peut appeler d'un jugement.

– Tu sais, je le vois, quelque chose du passé: mais le passé n'est plus. On n'appelle pas d'un jugement rendu par les tribunaux révolutionnaires.

– Alors, qu'est-ce qu'on fait pour sauver ses amis innocents? Qu'est-ce que vous allez faire, vous, pour délivrer ce jeune homme que vous estimez, que vous aimez, et qui est venu se livrer parce que vous lui avez dit: «Il y va de ma tête si l'on sait que je vous fais évader?»

– Je ne peux rien faire quant à présent, qu'une chose qui ne te satisfera pas, mais qui a son importance. Je peux, du moins je l'espère, le faire transférer dans une autre prison, c'est-à-dire dans une autre ville. Ici, sous l'œil de Pamphile qui est une vipère et de Piphaigne qui est un tigre, il court de grands risques. Ailleurs, n'étant connu de personne, il sera peut-être oublié jusqu'à la paix.

– La paix! quand donc? il paraît que nous sommes battus partout! les aristocrates espèrent, dit-on, que l'ennemi aura le dessus et délivrera tous les prisonniers que vous faites. C'est peut-être imprudent à vous de rendre tant de gens malheureux et désespérés; cela sera cause que beaucoup d'autres appelleront et désireront la victoire des étrangers.

Je disais des choses imprudentes. Je m'en avisai en voyant les lèvres de l'avocat pâlir et trembler de colère.

– Prends garde, petite amoureuse, s'écria-t-il avec aigreur, tu te trahis et tu accuses ton bien-aimé!

Je me sentis offensée.

– Je ne suis point une amoureuse, lui dis-je avec force; je n'ai pas l'âge de l'amour et je suis un cœur honnête. Ne m'insultez pas, je suis assez en peine, je fais ce que je ferais pour sa sœur, pour M. le prieur, pour vous, si vous étiez dans le danger… et vous y serez peut-être comme les autres! Les sans-culottes ne vous trouveront peut-être pas assez méchant – ou bien les aristocrates reviendront les plus forts et je serai peut-être là, autour de votre prison, cherchant à vous faire sauver. Est-ce que vous croyez que je me tiendrais tranquille si vous tombiez dans le malheur?

Il me regarda avec beaucoup d'étonnement et dit entre ses dents un mot que je ne compris pas tout de suite, mais que je commentai plus tard, nature d'héroïne! – Il me prit la main et la regarda, puis la retourna pour voir le dedans, comme font les diseurs de bonne aventure.

– Tu vivras! dit-il, tu accompliras ton œuvre dans la vie: je ne sais laquelle, mais ce que tu auras voulu, tu le verras réalisé. Moi, j'ai moins de chance. Vois cette ligne; j'ai trente-cinq ans, je n'atteindrai pas la cinquantaine; vivrai-je assez pour voir le triomphe définitif de la République? Je n'en demande pas davantage.

– Voilà que vous croyez à la sorcellerie, monsieur Costejoux, vous qui ne croyez pas en Dieu? Eh bien, dites-moi si Émilien vivra. C'est peut-être écrit dans ma main.

– Je vois que tu feras une grande maladie… ou que tu auras un grand chagrin; – c'est peut-être…

– Non! vous n'y connaissez rien! vous avez dit que je réussirai dans ma volonté, et ma volonté est qu'il ne meure pas. Allons! à présent il faut m'aider.

– T'aider? et si, sans être coupable de projets de désertion, il se laisse entraîner par l'exemple de sa famille?

– Ah! voilà que vous ne croyez plus en lui! vous êtes devenu soupçonneux!

– Oui, on est forcé de se méfier de son ombre, et presque de soi-même, quand on a mis la main sur le réseau de trahisons et de lâches faiblesses qui enlace cette malheureuse République!

– Plus vous donnerez la peur, plus il y aura de poltrons.

– Tu es brave, toi, et pourtant, tu peux trahir aussi, par amour… pardonne-moi, par amitié! Quel âge as-tu donc?

– Dix-huit ans aux muscadettes.

– Dans deux mois! tu me rappelles la campagne, ces bonnes petites prunes vertes, le temps où je montais sur les arbres. Que tout cela est loin!… Moi qui avais rêvé de me retirer des affaires, de me marier, d'arranger le moutier, d'y avoir un joli logement, de couvrir le reste de chèvrefeuilles et de clématites, d'élever des moutons, de devenir paysan, de vivre au milieu de vous… C'était une illusion! Cette République qui paraissait conquise! Tout est à reprendre par la base, et nous mourrons peut-être à la peine! Allons, va-t'en dormir, tu dois être bien lasse.

– Où dormir?

– Dans un cabinet auprès de la chambre que ma mère occupe quand elle vient ici; j'ai prévenu Laurian. Tu n'as qu'un étage à monter.

– Laurian, qui venait avec vous au moutier? Je ne l'ai point vu ici.

– Il était ce soir en commission. Il est rentré, je l'ai prévenu. Lui seul te connaît. Il ne dira rien, ne lui parle pas. Tu partiras demain, ou, si tu es trop fatiguée, tu ne sortiras pas de l'appartement de ma mère. Tu pourrais rencontrer Pamphile dans la maison, et je sais qu'il t'en veut.

– Je ne partirai pas demain; vous ne m'avez pas assez promis. Je veux vous parler encore.

– Il n'est pas sûr que j'aie le temps comme aujourd'hui. D'ailleurs, je n'ai rien à te promettre. Tu sais bien que je ferai tout ce qui sera humainement possible pour ce pauvre enfant.

– Voilà enfin une bonne parole, lui dis-je en baisant sa main avec ardeur.

Il me regarda encore avec son air étonné.

– Sais-tu, me dit-il, que tu étais laide et que tu deviens jolie?

– Eh bien, mon Dieu, qu'est-ce que cela fait?

– Cela fait qu'en courant ainsi toute seule les chemins et les aventures, tu t'exposes à toute sorte de dangers que tu ne prévois pas. Au moins tu seras en sûreté ici. Bonsoir. J'ai à travailler la moitié de la nuit et il me faut être debout avant le jour.

– Vous ne dormez donc plus?

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