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«Puisque mon fils Émilien veut venir me rejoindre et que sa fuite présente, vu le manque d'argent et les tyranniques soupçons des autorités, des difficultés trop considérables, conseillez-lui de s'engager comme volontaire de la République et de faire comme tant d'autres fils de bonne famille qui trouvent à l'armée le moyen de déserter.»

– C'est une infamie! s'écria Émilien hors de lui; jamais mon père ne m'a écrit cela!

– C'est pourtant son écriture, reprit M. Costejoux. Voyez! Pouvez-vous me jurer sur l'honneur qu'elle est contrefaite?

Émilien hésita, il avait si peu vu l'écriture de son père! Il n'en avait aucun spécimen.

– Je ne puis, dit-il; mais je jure sur ce qu'il y a de plus sacré que je n'ai jamais consenti à me déshonorer et que, si mon père m'en a cru capable, c'est sur un mensonge impudent de Prémel.

Il parlait avec tant de chaleur et de fierté, que M. Costejoux, après l'avoir bien regardé dans les yeux sans pouvoir les lui faire baisser, lui dit brusquement:

– C'est possible, mais que sais-je? Vous êtes, depuis ce matin, décrété d'arrestation par le tribunal révolutionnaire de la province; Prémel est en prison, on le soupçonnait depuis longtemps d'entretenir des intelligences avec ses anciens maîtres. On a saisi tous ses papiers et cette lettre est une des premières qui me soient tombées dans la main en ouvrant le dossier. Elle vous condamne, si elle est authentique, et elle l'est, car voici beaucoup d'autres lettres et papiers d'affaires qui semblent l'établir autant que possible. D'ailleurs, les procès de cette nature sont trop vite expédiés pour que l'on consulte les experts. Il ne vous reste qu'un parti à prendre si, comme je le désire, vous êtes innocent: c'est de protester, et de prouver, si cela vous est possible, que vous n'avez jamais autorisé Prémel à faire acte de soumission de votre part à votre père.

– Je le prouverai! M. le prieur sait que je n'ai pas voulu répondre à l'invitation d'émigrer.

– Vous n'avez pas voulu répondre, donc vous n'avez pas refusé?

– Le prieur…

– Dites le citoyen Fructueux. Il n'y a plus de prieur, il n'y a plus de prêtres.

– Comme il vous plaira! le citoyen Fructueux vous dira…

– Il ne me dira rien, on ne prendra pas le temps de l'appeler, et, dans son intérêt, je vous conseille de ne pas faire penser à lui. Dans trois jours, vous serez absous ou condamné.

– À mort?

– Ou à la détention jusqu'à la paix, selon que vous serez reconnu plus ou moins coupable.

– Plus ou moins? c'est vous, mon ancien ami, qui n'admettez pas la possibilité de mon innocence? ou bien c'est vous, avocat, qui me déclarez d'avance qu'on ne l'admettra pas?

M. Costejoux s'essuya le front avec un mouvement de colère. Ses yeux lançaient des éclairs; puis il pâlit et, s'asseyant comme un homme brisé:

– Jeune homme, dit-il, j'ai une mission terrible à remplir. Il n'y a pas ici d'ami, il n'y a plus d'avocat. Je suis devenu un inquisiteur et un juge. Oui, moi, girondin l'an passé, quand je quittai ma province avec des illusions de l'inexpérience, je suis devenu ce que tout vrai patriote est forcé d'être. J'ai vu l'incapacité politique des meilleurs modérés et l'infâme trahison du plus grand nombre. Ceux qu'on a sacrifiés ont payé pour ceux qui ont allumé la guerre civile dans les provinces. Ils étaient un obstacle à l'autorité des hommes qui ont juré de sauver la patrie, il a fallu le briser. Il a fallu mettre sous les pieds toute pitié, toute affection, tout remords. Il a fallu tuer des femmes, des enfants… Je vous dis qu'il l'a fallu!… – Et en parlant ainsi, il mordait son mouchoir. – Je vous dis qu'il le faut encore. Si vous avez seulement hésité un instant entre votre père et la République, vous êtes perdu et je ne puis vous sauver.

– Je n'ai pas hésité un seul instant; mais, si on refuse de me croire et qu'on m'empêche de le prouver, je suis perdu en effet. Eh bien, monsieur, soit! je suis prêt à mourir. Je suis bien jeune, mais je sens bien que je suis venu dans un temps où l'on ne tient pas à la vie. Je mourrai sans faiblesse, puis-je espérer que ma sœur et mes amis?…

– Ne parlez pas d'eux, ne prononcez pas leur nom, ne rappelez à personne qu'ils existent. Aucune dénonciation venant de votre commune n'a été faite contre eux. Qu'ils restent où ils sont et se fassent oublier!

– Le conseil que vous me donnez et que je suivrai, n'en doutez pas, me prouve que vous ferez votre possible pour les sauver et je vous en remercie. Je ne vous demande rien pour moi, faites-moi conduire en prison. J'irai avec une seule amertume, celle de voir que vous avez douté de moi.

M. Costejoux paraissait ébranlé. Dumont se jeta à ses pieds, protestant de l'innocence et du patriotisme d'Émilien et suppliant l'ancien ami de le sauver.

– Je ne le puis, répondit M. Costejoux. Songez à vous-même.

– Je n'y songerai pas, merci! reprit Dumont, je suis un vieux homme; qu'on fasse de moi ce qu'on voudra, et, puisque vous ne pouvez rien pour mon jeune maître, faites que je sois accusé, enfermé et, s'il le faut, guillotiné avec lui.

– Taisez-vous, malheureux! s'écria M. Costejoux. Il y a des gens capables de vous prendre au mot.

– Oui, tais-toi, Dumont, dit Émilien en l'embrassant. Tu n'as pas le droit de mourir. Je te fais mon héritier, je te lègue ma sœur!

Et il ajouta en allant tout droit à M. Costejoux:

– Finissons-en, monsieur, faites-moi arrêter, puisque, selon vous, je suis un menteur et un lâche.

– Vous a-t-on vu entrer ici? dit l'avocat avec impatience.

– Nous ne sommes point venus en secret, répondit Émilien. Tout le monde a pu nous voir.

– Avez-vous parlé à quelqu'un?

– Nous n'avons rencontré aucune figure de connaissance, nous n'avons rien eu à dire.

– Vous êtes-vous nommés au familier qui vous a introduits dans mon cabinet?

– Nous ne savons de qui vous parlez; votre domestique nous connaît et nous a fait entrer sans nous demander nos noms.

– Eh bien, partez, dit M. Costejoux en ouvrant une porte dérobée que cachaient des rayons de bibliothèque. Quittez la ville sans dire un mot, sans vous arrêter nulle part. Je ne vous cache pas que, si vous êtes pris, je payerai de ma tête l'évasion que je vous procure. Mais c'est moi qui vous ai mandés ici, où je voulais vous parler de mes affaires, j'ignorais les charges qui pèsent sur vous. Il ne sera pas dit que je vous aurai attirés dans un guet-apens. Partez!

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