Je ne sais pas pourquoi non plus je pris quelques feuilles du saule et les mis dans la bavette de mon tablier.
À partir de ce jour-là, je sentis du bonheur dans tout et comme une joie d'être au monde. Je n'avais plus de chagrin quand Louisette était mauvaise. Je prenais la chose avec une patience gaie. Quand M. le prieur grondait, j'avais plus d'esprit pour trouver des paroles qui l'apaisaient. Quand il souffrait beaucoup, j'avais toujours bon espoir de le soulager et j'en trouvais mieux le moyen. Quand je voyais Émilien se fatiguer trop au jardinage, j'allais derrière lui et je trouvais la force d'un homme pour mener la brouette et le râteau. À la fin de la saison, nous eûmes des fruits superbes dont on fit l'envoi à M. Costejoux, qui en fut content. Il vint nous en remercier et il paraissait heureux, lui aussi, quand il était un jour au milieu de nous, mangeant avec nous, parlant latin avec le prieur, chiffons avec Louisette, semences et récoltes avec Émilien et les ouvriers. Moi, je prenais plaisir à tout ce que j'entendais, même au latin de M. le prieur, qui ressemblait tant à du français et même à du patois que tout le monde le devinait. J'avais l'œil et la main à tout dans le ménage, qui était reluisant de propreté, et, quand on se mirait dans les assiettes et dans les verres, il me semblait que tout le monde était plus beau. Ma grande récompense était de prendre mes leçons le soir à la veillée. M. le prieur y assistait, aimant donner son avis sur tout, mais il s'endormait vite, et, dans les soirs d'hiver, seuls dans la grande chambre bien chaude du moutier, nous lisions et causions, Émilien et moi, pendant que la bise soufflait au dehors et que le grillon chantait dans l'âtre.
Ces conversations-là nous instruisaient tous deux, car j'étais grande questionneuse et je voulais savoir bien des choses qu'Émilien apprenait peu à peu et qu'il m'enseignait tout naturellement. Je me tourmentais du droit des riches et des pauvres, des rois et des sujets, et de tout ce qui était arrivé depuis le commencement du monde sur la terre et sur la mer. Émilien me racontait des histoires du temps passé. Il y avait dans la bibliothèque un ouvrage en beaucoup de volumes que les moines n'avaient pas voulu lui laisser lire et qui s'appelait l'Histoire des Hommes. C'était un ouvrage nouveau dans ce temps-là et qui ne cachait pas la vérité sur les superstitions et les injustices de ce monde. Je ne sais s'il était de grande valeur, mais nous le lûmes tout entier, pendant que M. le prieur ronflait dans son grand fauteuil de cuir; et, après l'avoir lu, nous nous trouvâmes, sans le savoir, plus instruits que lui et que la plupart des gens de notre temps. Il nous venait, à propos de tout, un tas d'idées, et, si nous eussions su ce qui se passait en politique, nous aurions pu porter sur la révolution des jugements au-dessus de notre âge; mais nous ne le savions que quand M. Costejoux venait au moutier, et il n'y vint guère pendant l'hiver à cause des mauvais chemins qui nous séparaient du reste du monde. Cette grande solitude nous empêchait de nous tourmenter du temps présent et nous laissait ignorer que, dans beaucoup d'autres endroits, il y avait des troubles et des malheurs, à cause que l'on ne pouvait s'entendre sur la politique et la religion.
J'ai fini d'écrire la première partie, la partie tranquille de mon histoire, et je vais entrer dans les événements qui nous emportèrent, comme tout le monde, dans leurs agitations. À présent, ceux qui m'auront lue savent que mon éducation est assez faite pour que je m'exprime plus facilement et comprenne mieux les choses qui me frappent. Il m'eût été impossible, durant tout le récit que je viens de faire, de ne pas parler un peu à la manière des paysans: ma pensée n'eût pas trouvé d'autres mots que ceux où elle était alors contenue, et, en me laissant aller à en employer d'autres, je me serais prêté des pensées et des sentiments que je n'avais pas. Je me mettrai maintenant un peu plus de niveau avec le langage et les appréciations de la bourgeoisie, car, à partir de 92 je n'étais plus paysanne que par l'habit et le travail.