Émilien demanda le nom de la parente à qui l'intendant disait avoir confié l'enfant, et, sur-le-champ, il repartit sans se faire reconnaître d'aucun domestique et sans songer qu'il donnait raison par là aux soupçons de l'intendant; mais, quand il eut gagné la sortie du hameau, il se trouva en face d'un vieux domestique de sa maison qui l'avait toujours beaucoup aimé et qui le reconnut tout d'un coup en s'écriant:
– M. Émilien!
Émilien avait le cœur gros, il se jeta dans les bras de ce vieux ami en sanglotant, et tout le village d'accourir et de lui faire fête. On l'aimait, lui, on le savait victime de l'ambition de son aîné et des fausses idées de sa famille, on se souvenait de l'avoir vu abandonné à lui-même, vivre en égal avec les plus pauvres. Les têtes se montèrent; on avait aimé l'intendant tout le temps qu'il avait apaisé les colères en annonçant la vente des biens des émigrés; mais on voyait bien qu'il trompait le monde, et que, s'il conservait avec soin la propriété de ses maîtres, c'est qu'il espérait l'acheter pour son compte: il était riche, il avait assez volé pour l'être. On voulait le pendre, porter Émilien en triomphe, le réinstaller dans le château de ses pères et le prendre pour seigneur; on n'en voulait plus d'autre que lui.
Il eut bien de la peine à les apaiser et à leur prouver qu'il ne pouvait aller en rien contre la volonté de son père. Et puis la chose la plus pressée pour lui était de retrouver sa sœur, qui était peut-être fort mal, car plus on lui disait que l'intendant était un coquin, plus il avait sujet de craindre et de se hâter. Il fallut qu'on le laissât partir. Mais le vieux domestique, qui s'appelait Dumont, voulut le suivre et le suivit.
Ils prirent la patache et s'en allèrent à Tulle. Ils trouvèrent en effet la pauvre petite Louise chez une vieille furie qui la privait de tout et la frappait quand elle se mettait en révolte. Elle raconta toutes ses peines à son frère et les voisins assurèrent qu'elle ne disait que la vérité. Si la vieille recevait une pension pour elle, elle la gardait et lui faisait manger des écorces de châtaigne et porter des guenilles.
Émilien fut si indigné et si désolé, que, sans voir la vieille et sans consulter personne, il prit sa sœur et s'en alla tout droit au moutier avec le vieux Dumont qui avait quelque argent et ne voulait point quitter ces pauvres enfants abandonnés.
Pour en finir avec l'aventure de cet enlèvement, je dirai ici tout ce qui s'y rapporte. Le marquis de Franqueville n'avait point de proches parents dans le pays. La coutume de la famille étant de supprimer, au moyen des vœux, tous les cadets et toutes les filles au profit des aînés, elle se trouvait isolée et n'avait sous la main personne à qui elle pût confier la gouverne de Louise et d'Émilien. Gravement menacée dans son château, elle était brusquement partie, donnant à l'intendant et à la nourrice des ordres pour que la petite fût vitement mise au couvent. L'intendant avait trouvé plus économique de la mettre où l'on sait, et il avait une correspondance avec le marquis où il lui présentait les choses comme il l'entendait. Sans doute Émilien n'ayant aucun droit de reprendre sa sœur eût dû consulter M. Costejoux, qui était grand légiste et qui lui eût peut-être donné le conseil de la conduire chez quelque dame alliée ou amie de sa famille; mais la chose était faite, il ne put la désapprouver, car ces deux mineurs se trouvaient, disait-il, dans une position singulière, sans parents et comme orphelins, sans tuteurs et comme émancipés par la force des choses. Il blâma beaucoup l'intendant; mais, après tout, il n'avait aucun pouvoir pour lui faire rendre gorge. On était, à bien des égards, sans législation arrêtée. Il conseilla à Émilien d'attendre, et de ne pas retourner à Franqueville, où sa présence amènerait malgré lui de grands désordres. La vieille parente de l'intendant n'avait aucun droit de réclamer la petite Franqueville, Émilien en avait de meilleurs pour la garder. Il s'agissait seulement d'obliger l'intendant à fournir quelques fonds pour leur subsistance. M. Costejoux écrivit à Coblentz où étaient les Franqueville, mais ne reçut pas de réponse, sans doute parce que ses lettres ne furent pas reçues. Alors, craignant de faire quelque scandale dans un temps où la moindre chose amenait des effets qu'on n'avait pu prévoir, il envoya à Émilien une somme de cinq cents livres qu'il prit dans sa propre bourse, mais en lui disant, pour ne pas l'humilier, que cela venait de l'intendant de Franqueville, qui avait enfin compris son devoir.
La chose fut démentie par l'intendant lui-même, qui eut peur et envoya le double, en chargeant son commissionnaire de dire qu'Émilien ayant été reconnu par les gens du village, il lui faisait excuse et lui fournissait les moyens de placer convenablement sa sœur, offrant même de lui envoyer sa nourrice, qui consentait à aller la voir où elle serait; mais Louise nous dit que cette nourrice était fort coureuse d'amusements et s'occupait fort peu d'elle. On donna quittance de la somme et on refusa la nourrice. Émilien retourna à Limoges pour remercier M. Costejoux et lui restituer son argent. L'avocat admirait beaucoup la raison, le cœur, le désintéressement du jeune homme. Il le pria vivement d'installer sa sœur au moutier, d'y vivre à sa guise, de n'y faire que le travail qui l'amuserait et de se croire parfaitement acquitté envers lui par la surveillance qu'il y exerçait dans un moment où toutes choses allaient à l'abandon.