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Nous nous quittâmes devant le moutier. Il y avait encore du monde occupé à rentrer les tables et les bancs, j'entendis des anciens qui disaient:

– Voilà un jour trop beau pour qu'il revienne jamais. Ce qui est si heureux ne peut pas durer!

Ils disaient la vérité, c'était le plus beau jour de la révolution dans toute la France. Tout allait s'embrouiller et se gâter. Ceux qui avaient de l'expérience pouvaient le prévoir; moi, je ne le pouvais pas, et cette sentence des vieux me fit peur. Cela me paraissait une parole injuste et ingrate envers le bon Dieu qui, selon moi, devait vouloir faire durer ce qui est bien. Je remontai à ma cabane, poursuivie par une idée triste, l'idée qu'un jour devait venir où je verrais partir le petit frère, sans espoir de le revoir jamais. Une larme m'en tomba sur la joue. La prédiction des vieux se réalisait; je venais de vivre le plus beau jour de ma vie d'enfant, et je la finissais déjà par une frayeur de l'avenir et une envie de pleurer.

Pourtant le reste de l'année s'écoula sans amener d'événements malheureux dans nos campagnes; mais la joie que nous avions eue ne se soutint pas, et les choses que l'on entendait dire donnaient de l'inquiétude. Aussi ne se présentait-il personne pour acheter les biens du couvent, et le maire, qui avait reçu très peu de l'argent promis pour l'achat de ma maison, dut se contenter d'en payer pour moi le loyer aux moines.

Parmi les choses qui nous alarmaient, on racontait qu'il y avait de grandes disputes à Paris entre le parti du roi et l'Assemblée nationale; que les nobles et les prêtres se moquaient des décrets de l'année 89 et menaçaient de faire battre ensemble ces communes que l'on croyait si bien d'accord contre eux. Le commerce n'allait pas, on sentait plus de misère qu'auparavant et on recommençait à avoir peur des brigands, quoique on ne sût toujours pas d'où ils pourraient venir. On savait bien qu'il y avait eu, en plusieurs endroits, des brigandages commis, des bois brûlés, des châteaux pillés, mais c'était par des paysans, par des gens comme nous et on cherchait à les excuser en supposant que les seigneurs les avaient attaqués les premiers. On commença pourtant à se quereller en paroles; personne ne parlait de république, on ne savait encore ce que c'était, mais on se disputait pour la religion. Les moines, qui s'étaient tenus cois, prirent du dépit, un jour que les deux jeunes frères Cyrille et Pascal décampèrent de bon matin, jetant comme on dit, et pour tout de bon, le froc aux orties. On en fit des risées dans la paroisse. Trois des quatre religieux qui restaient s'en fâchèrent et commencèrent à prêcher contre l'esprit révolutionnaire. Ils étaient pourtant aussi en révolution chez eux. Le père prieur étant mort, ils ne lui avaient pas nommé de successeur faute de s'entendre, et ils vivaient en république sans commandement et sans discipline.

Le petit frère, que l'on commençait tout doucement à appeler M. Émilien, vu qu'il ne cachait à personne son intention de ne pas rester au couvent, se taisait par bienséance sur les querelles d'intérieur dont il était témoin; mais, me connaissant très secrète, il me les racontait quand nous étions seuls. Je sus par lui que le père Fructueux, ce gros brutal que nous n'aimions pas, était le meilleur et le seul sincère des quatre. Il n'était certes pas content de voir le moutier en vente, car il croyait la vente sérieuse et prochainement réalisable; mais il était résolu à ne rien faire de mal pour l'empêcher, tandis que les autres, surtout le père Pamphile, conseillés et poussés par des lettres et des avis secrets, parlaient de faire battre les paysans, d'ameuter les plus dévots en effrayant les consciences contre ceux qui n'avaient pas de scrupules religieux par rapport aux biens d'Église, enfin ils souhaitaient la guerre civile parce qu'on leur avait persuadé que Dieu la voulait, et, s'ils eussent été plus hardis ou plus habiles, ils nous eussent tournés les uns contre les autres.

Un soir, comme, après avoir fait souper mes deux grands cousins, je m'en retournais coucher chez la Mariotte, Émilien vint me prendre à part.

– Écoute, me dit-il, c'est un secret entre nous deux. Il y a assez d'agitation dans la commune, il ne faut point ébruiter ce que je vais te dire. Je n'ai pas vu ce soir le père Fructueux au souper. On s'était beaucoup querellé avec lui dans la journée, on a dit qu'il était malade. Je me suis glissé dans sa cellule, il n'y était pas, et, comme je le cherchais partout, on m'a dit qu'il était en punition, que cela ne me regardait pas et que j'eusse à rentrer dans ma chambre. J'ai parlé avec sincérité, disant que punir un frère pour une différence d'opinions politiques me paraissait un abus de pouvoir. Je voulais savoir en quoi consistait la punition. On m'a imposé silence et on m'a menacé de m'enfermer aussi. Donc, le pauvre moine est enfermé quelque part. J'ai vu que je ne ferais que lui nuire en insistant, que tout était changé et qu'on allait employer la rigueur. Je suis entré dans ma cellule sans rien dire, comme si je me soumettais, mais tout aussitôt j'ai fait le chat, je suis sorti par la fenêtre, j'ai marché sur les toits, j'ai gagné un endroit par où la descente est possible, et me voilà. Je veux savoir où est ce pauvre économe. Si c'est dans le cachot, et je le crains, c'est un endroit affreux et ils peuvent l'y faire beaucoup souffrir, ne fut-ce que de jeûner, ce qui serait pour lui une grande mortification, car il est habitué à bien vivre et à ne se refuser rien. Or, je sais le moyen de pénétrer, non pas dans le cachot, mais dans un petit couloir par où le cachot prend un peu d'air. J'ai essayé plusieurs fois de savoir si une personne mince pouvait s'y glisser pour parler aux prisonniers et leur porter secours, je n'ai jamais pu y passer, et pourtant il ne s'en fallait pas de beaucoup: j'ai les épaules larges, mais, toi, qui es menue comme une quenouille, tu y passeras sans peine. Viens donc; quand je saurai si le moine est là, j'aviserai à le délivrer. S'il n'y est pas, je dormirai tranquille, car, dans ce cas, sa pénitence ne sera pas bien cruelle.

Je ne fis aucune réflexion. J'ôtai mes sabots pour ne pas faire de bruit sur le roc, et, par un sentier de chèvres qui tombait tout droit sur les derrières du moutier, je suivis Émilien. Il me fit descendre encore dans une petite coupure à pic en me prenant dans ses bras, et de là, nous nous glissâmes dans une espèce de caveau. Je connaissais bien tous ces recoins où la bâtisse et le rocher ne se distinguaient plus guère l'un de l'autre; il n'est pas d'endroits mystérieux où les enfants ne pénètrent; mais je ne savais pas ce qu'il y avait derrière une lucarne épaisse et fermée à clef qui terminait le caveau. Il y avait longtemps qu'Émilien, qui était plus fureteur que pas un, connaissait l'endroit, et avait remarqué que, depuis le matin, cette lucarne était ouverte, ce qui prouvait qu'il devait y avoir quelqu'un dans le cachot puisque c'en était la prise d'air.

– C'est là qu'il faut que tu passes, me dit-il, vois si tu le peux sans te faire de mal.

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