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— Mais, Tante Amélie…

— Souviens-toi quand même que tu as femme et enfants… en dehors de Plan-Crépin et de moi !

— Ne vous tourmentez pas. Il n’arrivera rien…

Ce qui poussait peut-être l’optimisme un peu loin.

La nouvelle, portée par Rachid, arriva le lendemain matin sur la table du petit déjeuner que l’on prenait sous les palmes de la terrasse : Ibrahim Bey et ses serviteurs avaient été assassinés dans la nuit. Seul Tawfiq, le plus important d’entre eux, avait survécu mais, assommé et blessé, on l’avait transporté à l’hôpital de la ville. Quant à la demeure, elle avait été fouillée et mise sens dessus dessous de la cave aux terrasses.

Presque simultanément, un agent de police vint « inviter » MM. Morosini et Vidal-Pellicorne à se rendre sur-le-champ au château du Fleuve afin d’y éclairer les autorités sur ce qui se passait dans cet endroit dont ils avaient été les derniers visiteurs.

— Comment cet âne de Keitoun peut-il savoir que nous avons été les derniers puisque tout le monde est mort ? rouspéta Adalbert qui détestait être dérangé à un moment particulièrement important pour lui.

— Tu oublies que le serviteur vit toujours…

— Ce qui revient à dire que les meurtriers, c’est nous, puisque ce sont eux les derniers à l’avoir vu vivant ?

— Que le capitaine soit un imbécile ne fait de doute pour personne, concéda Lassalle. Cela ne change rien à l’obligation d’aller là-bas, puisqu’on a poussé la prévenance jusqu’à vous envoyer une voiture. Allez-y ! Moi, je fais un brin de toilette et je vous rejoins.

On ne pouvait qu’obtempérer. Adalbert s’octroya cependant une tasse de café et un croissant supplémentaires – le breakfast n’ayant pas cours chez le Français qui avait même réussi à inculquer l’art des croissants et autres brioches à son cuisinier – avant de se rendre à l’invitation du fonctionnaire. Ce qu’il fit avec le maximum de mauvaise grâce.

— Ce redoutable crétin est capable de nous coller ça sur le dos ! confia-t-il à Aldo tandis que la voiture les emmenait sur le lieu du crime.

En dépit du clair soleil et du vent léger qui agitait doucement les feuilles des palmiers, l’endroit, tellement empreint de sérénité lors de leur récente visite, leur sembla sinistre.

Passé la porte de cèdre grande ouverte où veillaient deux soldats nubiens, l’arme à la bretelle, la beauté des lieux leur parut défigurée. Même le jardin aux allures monastiques avait souffert : plantes arrachées ou écrasées, pots de faïence vides ou brisés. À l’intérieur, c’était pis encore. On y avait éventré les divans, les coussins, vidé les coffres que l’on avait renversés pour expédier la besogne. Les belles lampes de mosquée gravées d’or qui ressemblaient à d’énormes rubis n’avaient pas trouvé grâce, elles gisaient à terre et deux d’entre elles étaient brisées.

— Qui a pu commettre un tel désastre ? s’indigna Aldo. Il faut être malade pour se livrer à cette barbarie ! Dans quel état allons-nous trouver le cabinet de travail où certains livres anciens sont d’une valeur inestimable ?

Curieusement, rien n’y était détruit. Le désordre était sans doute plus important qu’avant le passage des vandales, mais aucun ouvrage n’était abîmé. Le corps d’Ibrahim Bey était étendu sur l’un des deux divans sous la fenêtre ogivale et il avait visiblement reçu de multiples coups de poignard. Sur le second, Abdul Aziz Keitoun étalait son vaste postérieur vêtu de toile kaki et maniait languissamment son chasse-mouches en laissant son œil glauque, plus bovin que jamais, traîner autour de lui :

— Ah, vous voilà ! constata-t-il, la mine satisfaite. Il était temps, je commençais à perdre patience. Alors qu’avez-vous à dire ?

— Que c’est lamentable ! répondit Aldo avec dégoût. Je ne vois pas ce que nous pourrions dire d’autre…

— Ah non ? Vous ne pouvez cependant pas nier que vous avez été ses derniers visiteurs ?

— Sûrement pas ! Les derniers, ce sont les assassins d’Ibrahim Bey. Nous sommes venus voici plus de quarante-huit heures. Cela laisse une marge, il me semble ?

— Peut-être, mais d’après le jardinier qui habite à côté, personne n’est venu depuis. Peut-on savoir l’objet de votre visite ? Aucun de vous ne le connaissait ?

— Si, moi, riposta Adalbert. Il y a deux ou trois ans, j’ai eu le plaisir de m’entretenir avec lui…

— Le plaisir ? Il n’était guère aimable cependant…

— Ça dépend avec qui. C’était un homme de savoir, de sagesse, et un immense privilège d’être reçu par lui. Bien entendu, nous ne nous sommes pas déplacés pour badiner. Je suis égyptologue, Monsieur, et assez connu dans le monde des fouilles archéologiques pour qu’un savant de cette qualité accepte de s’entretenir avec moi.

— Et de quoi avez-vous parlé ?

— Des tombeaux des princes d’Éléphantine, si j’ai bonne mémoire. Je suppose que vous êtes savant en la matière ?

— Ce n’est pas de mon ressort ! Et vous, dit-il, s’adressant à Aldo en opérant péniblement un quart de tour, vous aviez aussi une histoire de tombeaux à éclaircir ?

Aldo se posait la question depuis un moment. Il hésitait encore à aborder la mort – version officielle – du malheureux El-Kouari, lorsqu’une voix féminine, lasse mais impérative, coupa court à ses hésitations :

— Laissez-les donc tranquilles, capitaine ! intima-t-elle en anglais. Ce sont des amis et je m’en porte garante. Ils ne sont pas impliqués dans la mort de mon grand-père !

Vêtue des traditionnelles draperies noires des Égyptiennes, une jeune femme franchissait les piles de livres et les amoncellements de papiers pour les rejoindre :

— Salima ! souffla Adalbert. Vous, dans cette maison ?

— Pourquoi pas, puisque, je viens de le dire, je suis sa petite-fille, mais je n’habite pas ici. Ma mère était anglaise et après sa mort j’ai été élevée par sa sœur. Je ne revenais que rarement avant d’entreprendre mes études d’égyptologie. Cependant, j’aimais Ibrahim Bey et je l’admirais. Seulement je n’étais qu’une fille, ajouta-t-elle avec un fond d’amertume qui frappa les deux hommes.

— Où étiez-vous passée ? reprit Adalbert. Je vous ai cherchée…

— Un instant ! coupa le gros homme qui détestait être tenu à l’écart d’une conversation, surtout quand il estimait devoir en être le centre. Vous dites, Mademoiselle Hayoun, que vous connaissez ces gens… ?

— Voulez-vous que je vous les nomme ? Voici M. Adalbert Vidal-Pellicorne, avec lequel j’ai collaboré il y a peu, et son ami est le prince Aldo Morosini de Venise, expert international en joyaux anciens. Je l’ai rencontré dernièrement au Caire. Encore une fois, je réponds d’eux.

— Sans doute, mais…

Le ton de la jeune fille durcit subitement :

— Au lieu d’ergoter sur des détails sans importance, ne croyez-vous pas qu’il serait décent de rendre les devoirs qui conviennent au corps d’Ibrahim Bey auprès duquel vous vous prélassez sans le moindre respect ?

Ayant dit, elle s’agenouilla à côté du divan, s’assit sur ses talons et prit entre ses mains l’une de celles du défunt qu’elle posa contre sa joue sans plus retenir de lourdes larmes coulant silencieusement sur son beau visage.

— Je sais, je sais, bafouilla Keitoun. Le médecin légiste doit arriver d’une minute à l’autre avec une ambulance…

— Alors, allez l’attendre dehors et laissez-moi à mon chagrin !…

— Mais l’enquête exige…

— Rien ! Vous la reprendrez quand vous l’aurez emporté ! Votre conduite est scandaleuse. J’en appellerai au gouverneur si…

Keitoun s’extirpa non sans difficulté de son divan :

— Calmez-vous. Je vous laisse… mais il faudra que nous parlions…

— Plus tard !

Il n’insista pas et entraîna les deux autres à sa suite. Debout, il ressemblait à une énorme poire dont le tarbouch posé au sommet du crâne figurait la queue. Son poids lui conférait une démarche cahotante qu’il soutenait d’une canne et qui le conduisit jusqu’au premier divan resté intact dans l’une des pièces d’entrée.

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