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— Voyons où vous en êtes de vos études, Marie-Angéline ! fit-il avec bonne humeur. Dites qui est Khnoum à ces béotiens !

Elle renifla, lui lança un regard lourd de reproches mais s’exécuta :

— Le dieu à tête de bélier, créateur de l’humanité et seigneur des cataractes. Il contrôlait le niveau des eaux du Nil, assisté de deux déesses dont j’ai oublié le nom…

— … Satis, son épouse, et Anukis, sa fille.

— Merci. Au temps des pharaons de la Ve dynastie dont le berceau est ici, son temple était le centre de son culte pour toute l’Égypte.

— Bravo ! applaudit Aldo. Pour une débutante, vous vous en tirez bien et vous me voyez plongé dans l’admiration. Tout ce que je sais du panthéon égyptien se limite à Osiris, Isis, Râ, Anubis, Hathor, Horus et Sobek le dieu-crocodile. Encore les trois derniers sont-ils des acquisitions récentes dues aux conférences magistrales – à tous les sens du terme – qu’Adalbert m’a délivrées pendant que nous remontions le Nil. Vous devriez lui en demander une. Il est vraiment passionnant… et je ne plaisante pas.

— Je lui apprendrai ce qu’elle voudra ! s’écria Adalbert. On va avoir des conversations passionnantes…

— Sans moi, si vous le permettez, émit la marquise. Moi, ces dieux à têtes d’animaux qui déambulent de profil mais avec le corps de face me déroutent quelque peu.

— Une chose m’étonne, reprit Aldo. Si je ne me trompe pas, cela ne fait pas tout à fait un an qu’Angelina s’est lancée dans l’aventure.

— En effet.

— Alors, comment se fait-il que vous soyez ici ? En principe, les débutants se ruent sur Karnak, Louqsor, la Vallée des Rois, le temple d’Hatchepsout, etc. Vous devriez être au Winter Palace…

— Tu oublies que ce n’est pas notre premier séjour. J’aime énormément cet endroit… et cet hôtel. J’admets cependant qu’au départ, j’avais choisi le Mena House près du Caire. La vue des Pyramides me revigore. Elles sont tellement âgées que nos années à nous deviennent insignifiantes. Nous y étions donc, mais Plan-Crépin a rencontré une Anglaise légèrement timbrée qui lui a farci la tête avec des histoires à dormir debout.

— Ce ne sont pas des histoires à dormir debout ! protesta la vieille fille. Le mari de lady Lavinia était égyptologue. Elle l’assistait dans ses travaux et, depuis sa mort, elle revient chaque hiver en Égypte en dépit du fait qu’elle marche avec difficulté. Aussi le plateau de Gizeh lui convient-il mieux que cette région-ci, beaucoup plus accidentée. Cela ne l’empêche pas d’avoir présents à la mémoire ceux des pharaons qui avaient attiré son intérêt. Elle disait notamment qu’il n’y avait plus rien à découvrir dans les Vallées des Rois et des Reines, qu’il fallait chercher plus au sud, là où sont les origines : Assouan !… la Nubie !… et peut-être même le Soudan. Le site et sa cataracte servaient de frontière à la terre des pharaons. Ses gouverneurs s’appelaient « gardiens de la porte du Sud ». Et avant les dynasties que nous connaissons, il y a eu un autre monde… une autre civilisation, un autre empire.

Les yeux de Marie-Angéline s’étaient mis à briller et Adalbert la regardait à présent avec curiosité :

— Cette dame vous a-t-elle donné des détails sur cet autre empire ?

— Non. Elle ne savait que ce que lui avait appris son mari mort trop tôt, et trop malade pour venir vérifier sur place les quelques bribes d’histoire qu’il avait pu recueillir. En outre, il n’était guère bavard. Les rares renseignements, elle les a recueillis pendant son sommeil puis, vers la fin, quand l’inconscience est venue, des morceaux de phrases que lui arrachait la fièvre lorsqu’il délirait. Il ne cessait d’en revenir à une femme qu’il appelait la Reine Inconnue ou Celle qui n’a pas de nom…

Adalbert et Aldo échangèrent un regard qui n’échappa pas à la marquise. Elle jugea alors plus prudent de mettre un terme à la rêverie éveillée de sa cousine :

— Si c’est tout ce que savait cette Lavinia, elle aurait mieux fait de ne pas en parler. Elle devait délirer, elle aussi…

— Il se pourrait, car elle n’aimait pas cette reine qu’elle accusait d’avoir volé l’esprit de son époux.

— Autrement dit, elle y croyait ? fit Adalbert.

— Elle en donnait l’impression, en tout cas.

— Alors autant que vous le sachiez tout de suite : son mari n’avait rien découvert de très neuf. La Reine Inconnue est sans doute la plus vieille des légendes qui courent le long du Nil. On s’en sert pour stimuler le zèle des petits nouveaux en archéologie, et parfois cela tourne à la plaisanterie. Un peu comme la clef du champ de tir pour les jeunes artilleurs.

— Si j’avais su que vous démoliriez mes rêves, Adalbert, je ne vous aurais rien dit !

— Allons, allons, du calme ! l’apaisa Aldo. Vous avez parfaitement raison de vouloir les protéger, Angelina. C’est le droit imprescriptible de tout être humain. Seulement, dans cette contrée, il est préférable de faire attention à l’endroit où l’on met ses pieds. Pour que vous compreniez mieux, je vais vous raconter ce qui m’y a amené…

— Oui, au fait !

Il calma d’un sourire le froncement de sourcils d’Adalbert et, laissant de côté la mort tragique d’El-Kouari, se borna à l’appel de la princesse Shakiar et à sa visite chez elle, s’efforçant de donner à son récit le ton léger de l’humour.

— Tu as eu raison de refuser ! s’indigna Tante Amélie. Cette femme doit être devenue folle !

— Pas tant que ça. Savez-vous d’où nous sortions en croisant Marie-Angéline ? Du bureau du chef de la police locale. La nuit dernière, nos chambres chez Henri Lassalle ont été fouillées de fond en comble. En revanche, on y a retrouvé une copie acceptable des fameuses perles que, le mystère éclairci, j’ai eu le vif plaisir de rendre personnellement à leur propriétaire qui, entre parenthèses, loge ici !

— Je sais, je l’ai vue : elle déplace suffisamment d’air pour cela, murmura la vieille dame que l’histoire n’avait pas l’air d’amuser du tout. Quant à toi, si tu n’as pas compris qu’elle cherchait seulement à te mettre le grappin dessus, c’est que tu es resté bien naïf. Ce qui m’étonne.

— Me mettre le grappin dessus ? Pour quoi faire, mon Dieu ! C’est simplement une histoire de fous comme l’aventure d’Adalbert qui s’est fait souffler sous le nez sa concession de fouilles, ainsi qu’il vient de le raconter.

— Ça n’a rien à voir. La guerre plus ou moins voilée des archéologues entre eux est notoire. Nous en avons eu un exemple avec les hauts faits de La Tronchère, ce drôle de bonhomme qui avait dévalisé Adalbert. Il paraît qu’ici même opère dans les îles une équipe allemande que les Anglais voudraient voir au diable, mais ton histoire à toi me suffoque ! Une si grande dame !

— N’importe, c’est réglé. Si nous allions prendre le café sur la terrasse ?

Un moyen comme un autre de rompre les chiens. Pendant que l’on s’y rendait, Aldo cherchait un nouveau sujet de conversation quand il aperçut la princesse Shakiar en train de quitter l’hôtel avec tous ses bagages flanquée du faux El-Kouari. Il n’eut pas besoin de communiquer à Adalbert l’idée qui lui venait : celui-ci se dirigeait déjà vers la réception. Quand il revint, il affichait un large sourire :

— Elle déménage parce qu’elle se plaint de ce que l’hôtel soit mal fréquenté ces jours-ci, mais elle reste à Assouan. Elle se rend dans la propriété que sa famille y possède. En ce qui concerne le gentleman moustachu qui l’accompagne, c’est tout bêtement son frère, le prince Ali Assouari…

— Peste ! Je pensais qu’elle n’était princesse que par le mariage contracté jadis avec le roi ?

— Eh non ! Elle l’est de naissance. Ah, voilà le café, ajouta-t-il en se frottant les mains de manière fort peu élégante, comme si c’était la meilleure nouvelle du monde.

On échangea les derniers potins mais, au moment où les deux hommes prenaient congé, Mme de Sommières retint Aldo et murmura :

— Si tu t’imagines nous avoir donné le change, tu te trompes lourdement, mon garçon ! Je gagerais mes sautoirs de perles contre une coquille d’huître que, tous les deux, vous trempez jusqu’au cou dans l’une de ces histoires vaseuses dont vous avez le secret…

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