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— Que l’homme venu chez moi ne pouvait pas être le frère d’El-Kouari pour l’excellente raison qu’il n’en avait pas. Quant à ce pauvre type, il dit qu’il était légèrement timbré et qu’en allant voler l’Anneau chez Carter il a agi de son propre chef. En ce qui le concerne, il réprouve ce genre d’initiative…

— Cela ne m’étonne pas venant de sa part, mais aurait-il refusé l’Anneau si on avait réussi à le lui rapporter ?

— Je l’en crois capable, soupira Adalbert. Un homme tel que lui ne doit avoir nul besoin de talisman pour affronter les forces les plus obscures. Il doit traiter d’égal à égal avec l’au-delà…

— Maintenant que tu le dis, il m’a rappelé le rabbin Loew que j’ai rencontré à Prague et qui nous a permis de retrouver le rubis de Jeanne la Folle (6), reprit Aldo, soudain songeur. Les pouvoirs de ces hommes nous dépassent. Peut-être, en effet, aurait-il refusé…

— Mais vous a-t-il appris quelque chose touchant la Reine Inconnue ?

— Rien, absolument rien ! grogna Adalbert. Nous avons été reçus d’une façon extrêmement courtoise, mais l’entretien ne s’est pas prolongé.

— Pourtant, je jurerais qu’il sait quelque chose, murmura Lassalle. Si ce n’est pas tout ce qu’il y a à savoir !

— Peut-être aussi que cela ne l’intéresse pas… et sur ces fortes paroles il ne nous reste plus qu’à hisser le grand pavois pour aller danser chez le gouverneur ! conclut Adalbert en se levant.

— Pas moi, si vous le permettez ! dit Aldo. Je préfère de beaucoup rester ici.

— Tu nous fais une crise de sauvagerie ou quoi ?

— Non, mais il y aura des gens que je n’ai pas envie de revoir !

— La princesse Shakiar ou la Rinaldi ?

— Les deux !

— Tu as tort. C’est toujours très réussi.

— Je n’en doute pas un instant mais, si vous le permettez, Monsieur Lassalle, j’aimerais mieux passer la soirée sur votre belle terrasse à fumer en regardant le ciel. Des fêtes, j’en ai vu et j’en verrai d’autres, mais ce paysage est trop beau pour ne pas l’emporter sur les mondanités…

Au sourire que lui adressa son hôte, il comprit qu’il venait de gagner une part dans son amitié.

— Ce n’est pas moi qui vous donnerai tort, acquiesça-t-il, et je vous avoue qu’il me plairait davantage de partager votre contemplation. Mais je dois y aller. Si ce qui compte plus ou moins dans Assouan ne va pas lui faire une révérence, Mahmud Pacha est capable de faire un caprice. Si tu veux rester aussi, Adalbert, je ne t’en voudrai pas !

— Ma foi, non ! Une petite sauterie me changera les idées et me fera le plus grand bien. Je vous accompagne…

Le soudain besoin de solitude de son ami n’avait pas convaincu Adalbert. Tandis qu’ils regagnaient leurs quartiers, il ne le lui cacha pas :

— Elles te font peur à ce point-là, ces deux bonnes femmes ?

— Peur, non, mais je n’ai pas envie de les revoir. Et je vais même te dire mieux : si elles pouvaient croire que je suis reparti vers ma lagune, je n’en serais que plus content.

— Comme tu voudras…

Deux heures plus tard, après avoir mis en voiture les deux hommes en grande tenue chamarrée de décorations – surtout Lassalle qui en possédait de nombreux pays tandis qu’Adalbert se contentait de la Légion d’honneur, de la médaille militaire et de la croix de guerre avec palmes –, Aldo, en smoking afin de se comporter selon les règles de la maison, allait prendre possession de la terrasse avec délectation. La table dressée l’y attendait, une paire de photophores allumés encadrant son couvert. Farid, après lui avoir proposé un whisky qu’il refusa, lui servit du « foul », le plat national qu’il avait appris à aimer, une purée mélangée de lentilles, de fèves et d’aubergines à l’huile de sésame accompagnée de jus de citron vert, un poisson inconnu – dont il ne chercha du reste pas à percer l’anonymat ! – servi avec une sauce aux herbes, un pigeon grillé garni de boulettes de sésame et d’un assortiment de légumes. En dessert, des gâteaux au miel et aux amandes dont il ne fit qu’une consommation modérée, l’ensemble arrosé de champagne. Henri Lassalle s’était peut-être converti à l’islam – en réalité il était ismaélien, relevant de l’Aga Khan comme quantité d’autres dans la région –, mais il n’avait jamais renoncé aux productions viticoles de sa chère France. La nuit était tombée, succédant à un incendie de pourpre et d’or peu à peu mué en violet profond puis en bleu indigo, tandis que la lune en son premier quartier argentait les eaux du Nil. Des lumières brillaient dans l’île Éléphantine qui posait sur le fleuve un long jardin sertissant d’admirables ruines de temple et quelques anciennes demeures. Plus haut encore, l’île d’Amoun semblait poser un bouquet de palmiers sur les eaux… Les felouques avaient replié leurs ailes et la ville baignait dans la qualité de silence que compose cette multitude de légers bruits tellement habituels que l’on n’y prête plus attention. On n’entendait même pas l’orchestre de l’hôtel Cataract. En revanche, le bâtiment brillait de toutes ses lumières, battu pour cette fois par le palais du gouverneur éclairé  a giorno. De son observatoire, Aldo pouvait distinguer ses illuminations et aussi ses rumeurs portées sur un vague fond musical.

Son dîner achevé, il remercia Farid d’un sourire et alla s’installer dans un vaste fauteuil de rotin où il alluma un cigare dont il savoura, les yeux mi-clos, le parfum suave. Une brise caressante se levait sur la vallée, convoyant les échos plus nets du palais. Qui, soudain, se turent, cependant que s’élevait celui d’une voix admirable, sensiblement affaibli par la distance mais qui n’en prenait que plus de mystère.

La Rinaldi interprétait le grand air d ’Aida et, cette fois, Aldo ferma les yeux afin de mieux se laisser envahir par cet instant de beauté pure. Débarrassée de sa forme terrestre, la voix sublime lui faisait courir des frissons dans le dos et il se félicita d’avoir renoncé à se rendre au palais où le charme n’eût pas été aussi puissant en contemplant une femme dont il savait combien elle pouvait être odieuse et dont la plastique laissait à désirer. Là, elle se trouvait miséricordieusement désincarnée et c’était absolument divin… Le tonnerre d’applaudissements qui salua la fin du morceau roula jusqu’à lui.

Elle enchaîna sur la prière de  Tosca, puis l’air de Liu de  Turandot qu’Aldo aimait particulièrement et qu’elle dut bisser pour son plus grand bonheur. Emporté par l’enthousiasme, il allait se lever pour applaudir comme il l’eût fait à la Fenice de Venise ou à l’Opéra de Paris, quand le coup l’atteignit à la base du crâne et l’envoya s’étaler sur les dalles, sans connaissance…

Le contact de l’eau froide le ramena en surface. Ses idées étaient brumeuses et il avait mal à la tête, mais il n’en fut pas moins surpris de se retrouver à la même place, dans son fauteuil, tandis que deux visages inquiets, celui d’Adalbert et celui de Lassalle, se penchaient sur lui. L’odeur des sels d’ammoniac que l’on promenait sous son nez le fit éternuer et il repoussa le flacon, préférant de loin l’armagnac qu’une main compatissante lui introduisait dans la bouche. Après la première gorgée, il s’empara du verre et le vida sans aide.

— Qu’est-ce que je fais là ? marmonna-t-il. Quand on assomme quelqu’un c’est pour l’enlever, non ?

— Ou afin de se laisser le champ libre pour une malfaisance, fit le vieux monsieur, pas autrement surpris. J’en ai été victime, un jour, en 1922. C’était à Londres où je m’étais rendu pour…

— Soyez gentil, Henri, vous nous raconterez plus tard. Comment te sens-tu ?

— Vaseux ! Un peu moins avec l’armagnac dont je reprendrais bien quelques gouttes…

— Mais comment donc !

Une seconde ration lui fut adjugée qu’il entreprit de déguster plus sobrement que la première. Parfumé à souhait, l’alcool gascon était délicieux…

— Il y a longtemps que vous me contemplez ? demanda-t-il.

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