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— Et les enfants ! J’avais cinq ans, figure-toi, quand on m’a emmené voir le sublime Chambord pour la première fois. Quant à ta femme, je parierais ma chemise qu’elle les connaît par cœur, nos beaux châteaux. Et maintenant quel est le programme ?

— On rentre à Chinon, mais je voudrais revoir la clairière où on a retrouvé Berthier. Tu saurais y aller ?

— Je crois ! Démarre !

On y fut un moment plus tard, néanmoins ils eurent beau examiner à fond l’espace autour de la table, il leur fut impossible de relever la piste qu’ils cherchaient : celle de ces gens si discrets qui, après avoir secouru le journaliste et tenté de le soigner, s’étaient vus obligés de le remettre à des mains compétentes. En fait, il était impossible de trouver une piste parce qu’il y en avait trop. Toute la clairière avait été piétinée comme si une assemblée s’y était tenue. Pas un brin d’herbe qui ne fût couché et les investigations policières n’avaient rien arrangé.

— Cette histoire n’a ni queue ni tête ! soupira Aldo. Que les assassins aient balancé la voiture de Berthier dans le fleuve pour qu’on le croie en fuite, d’accord ! Mais pourquoi diable l’avoir abandonné dans la forêt à moitié mort ?

— Et pourquoi pas l’enterrer à un endroit où il ne vient jamais personne ? C’est ici la partie la plus ancienne, la plus dense. En plus, elle n’a pas bonne réputation d’après un vieux bonhomme de notre village à qui j’ai parlé l’autre matin en allant acheter des allumettes. Dans les temps anciens, on aurait pratiqué des sacrifices humains sur la table de pierre. Donc il n’y a pas foule dans ce coin, surtout la nuit.

— Alors pourquoi ils ne l’ont pas fait ?

— Ils ont dû être dérangés.

— Par qui ?

— Va savoir ! Tu m’en demandes trop ! Et maintenant, on rentre à Chinon. J’ai une folle envie de papoter un brin avec mon cher professeur et aussi de savoir si le commissaire s’est décidé à l’exhumation de ce pauvre Van Tilden. S’il a vraiment été trucidé, cela pourrait réserver des surprises.

— Si c’est à la Chimère que tu penses, tu fais fausse route. On ne l’extirpera pas du cercueil.

— Pourquoi non ? Tu disais toi-même…

— Je n’avais pas suffisamment réfléchi… S’il avait voulu se suicider, il l’aurait conservée sur lui, ce qui eût été facile puisqu’il portait le costume Renaissance qu’il revêtait pour visiter sa précieuse collection : dans le rembourrage du pourpoint par exemple ou dans des chausses bouffantes. Mais si on l’a tué, elle doit être encore dans la cachette où il la dissimulait.

— Pas d’accord ! Pourquoi le costume ne serait-il pas depuis l’origine l’endroit choisi ? De cette façon, il l’avait en permanence sous la main et, comme son testament exigeait qu’il en soit habillé pour ses funérailles, nous en revenons à la case départ.

— C’est possible mais, et c’est une intuition, je verrais plutôt un lieu consacré. Dans la chapelle par exemple, ce qui serait une manière d’exorciser le souvenir sulfureux de son premier propriétaire. Ce n’est certainement pas un gri-gri bienfaisant, si l’on considère la liste des crimes du Borgia ! Et en aucun cas un passeport pour le Paradis !

— Ce qui est indubitable, conclut Adalbert, c’est qu’on nage dans le brouillard et je commence à penser qu’on ferait mieux de tout laisser tomber. On a rempli notre contrat puisque Michel Berthier est tiré d’affaire. La collection Van Tilden est dispersée aux quatre vents. La Chimère du joyeux Borgia manque à l’appel, mais comme on la croyait noyée depuis vingt ans, ça ne devrait pas te causer une peine insurmontable.

— J’avoue que j’aurais aimé la voir de près. Toujours ma passion des pierres, tu sais ! Pour le reste, je commence à être de ton avis : si Van Tilden a été assassiné c’est l’affaire de la police et non la nôtre. Évidemment il y a mon client américain, mais je l’ai gentiment prévenu que je ne passerais pas ma vie sur les traces de ce bijou… maudit ! Alors que reste-t-il ? La femme de chambre de Pauline plongée dans le coma…

— Où elle peut végéter pendant des années. Libre à Pauline de rester en France pour attendre son réveil – elle finira peut-être par se lasser d’ailleurs ! – mais toi tu seras aussi bien chez toi pour l’espérer, cette résurrection. En outre… s’il y avait du nouveau, je peux te prévenir puisque cette année je ne bouge pas… et je te promets de ne pas faire la cour à Pauline ! ajouta-t-il en voyant le sourire ironique d’Aldo.

Quittant un instant le volant, la main droite de celui-ci vint taper affectueusement la cuisse de son ami.

— Ne te fais pas de bile ! J’ai bien l’intention de réintégrer mes pénates et le plus tôt sera le mieux.

À Chinon cependant, une nouvelle les attendait. On venait de recevoir le résultat de l’autopsie de Van Tilden : il avait bel et bien été assassiné. En faisait foi la marque d’une piqûre hypodermique injectant une substance narcotique après laquelle il avait dû être aisé de faire avaler le poison trouvé dans l’estomac. L’enquête allait se rouvrir, beaucoup plus serrée, et la suite aboutirait sûrement à Paris.

— Je vous tiendrai au courant, promit Hubert de Combeau-Roquelaure. Elle commence à me passionner, cette histoire !

Le lendemain, après être passés à l’hôpital de Tours pour prendre des nouvelles de Berthier – rassurantes d’ailleurs ! –, il ne restait plus qu’à reprendre la route de Paris…

— Tu veux que je te dise, soupira Aldo. Ce qui me dérange le plus dans cette affaire, c’est d’avoir l’impression de ne servir à rien !

— Il y a longtemps que je sais que tu détestes jouer les figurants !… Et moi aussi ! Au fond, on a donné des coups d’épée dans l’eau ! On n’avait même pas besoin de nous pour retrouver Berthier !…

7

Une soirée à l’Opéra

Quand, vers la fin de l’après-midi, on arriva rue Alfred-de-Vigny, ce fut pour constater qu’il allait être difficile de pénétrer dans la cour de l’hôtel de Sommières : aussi imposante qu’une cathédrale, une énorme Rolls-Royce noire, laquée comme un paravent chinois, barrait l’accès au portail. Noire aussi, la livrée du chauffeur et du valet de pied figés dans une immobilité semblable à celle des gardes devant Buckingham Palace sur les deux sièges avant du majestueux coupé.

— Seigneur ! Qu’est-ce qui nous arrive là ? gémit Aldo en écrasant sa cigarette dans le cendrier. Je n’en ai jamais vu d’aussi grosse ! Tante Amélie doit recevoir au moins le nonce du pape !

Il était fatigué, gris de poussière – la voiture avait roulé décapotée ! –, et sa gorge sèche aspirait à l’arrosage bien frais et pétillant qui était d’usage à cette heure dans le jardin d’hiver.

— Le nonce du pape ne se promènerait pas dans une voiture anglaise, donc hérétique ! rectifia Adalbert.

— Va donc dire à ce type de bouger son corbillard et sonner pour appeler le concierge !

Adalbert allait s’exécuter quand, justement, la porte insérée dans un des vantaux s’ouvrit pour laisser passage à Cornélius Wishbone et son éternel feutre noir posé en auréole sur l’arrière de sa tête. Qui repéra aussitôt la Talbot stationnée de l’autre côté de la rue et se précipita vers elle, arborant son plus rayonnant sourire sans se soucier du valet de pied qui était descendu pour lui ouvrir la portière.

— Vous voilà ? Mais c’est un vrai morceau de chance comme disent les Anglais ! J’étais venu inviter Mme la marquise et sa drôle de demoiselle à venir demain soir partager ma loge à l’Opéra. Ça va être une énorme soirée : Lucrezia Torelli chante  La Traviata devant le président de la République. Naturellement, vous venez aussi tous les deux.

— Mais…

— Bien sûr que si, il y a de la place ! C’est l’une des grandes loges d’entre colonnes et je compte absolument sur vous !… Non, ne dites rien ! On a beaucoup à parler mais pour l’instant je suis déjà en retard et la diva déteste attendre ! Alors à demain sans faute !

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